L'Irlandais de mes rêves...

1.

Dans la salle de bal du grand hôtel de Chicago, la vente aux enchères de célibataires battait son plein.

Assise tout au fond, Annie Davis rongeait son frein.

Entre se rendre seule au trente-cinquième anniversaire de mariage de ses parents ou sauter du haut d’une falaise, aucune hésitation, elle aurait préféré sauter dans le vide. C'était d’ailleurs ce qu’elle aurait dû faire. Au lieu de cela, elle était en train d’étudier les talons de son chéquier pour savoir combien elle pouvait dépenser ce soir sans risquer d’être trop à découvert.

– Deux mille cinq cents dollars, c’est tout ce que je peux me permettre, murmura-t-elle.

Assise à côté d’elle, son amie Tara qui l’avait accompagnée pour la soutenir moralement hocha la tête d’un air soucieux. Celle-ci venait de se lancer dans la comédie et n’avait pas les revenus suffisants pour pouvoir s’offrir un homme.

A vrai dire, songea Annie, elle non plus n’en avait pas les moyens. Elle avait bien quelques économies, mais son compte d’épargne était censé ne servir qu’en cas d’urgence.

Justement, il y avait urgence ! se répéta-t-elle. Il n’y avait pas d’autre solution si elle ne voulait pas arriver seule chez ses parents, être regardée avec pitié par toutes les femmes du village et devenir la risée de tous les hommes, en particulier de ses trois frères. Il n’y avait pas d’autre solution pour éviter d’expliquer pourquoi elle était seule, alors qu’elle avait raconté à toute sa famille qu’elle sortait avec l’homme parfait.

Comment leur avouer à tous que ce dernier était en fait un salaud, un salaud marié ?

Pour éviter cette humiliation, il n’y avait qu’une solution : sortir son chéquier et s’acheter un célibataire.

– Deux mille cinq cents dollars, ce n’est pas beaucoup, remarqua enfin Tara. Jusqu’à présent, aucun homme n’est parti à moins de trois mille.

D’habitude joviale et de bonne humeur, celle-ci avait l’air vraiment pessimiste, c’était mauvais signe.

– Tu as vu, ajouta-t-elle, même ce type rondouillard qui a imité les gogos dancers de façon pitoyable a été adjugé à trois mille dollars !

Désabusée, Annie leva les yeux au ciel.

Comment réunirait-elle une telle somme ? C’était impossible. Elle ferait mieux de trouver un SDF dans la rue et de lui offrir quelques billets en échange d’un week-end dans un village de l’Amérique profonde. Oui, voilà ce qu’elle allait faire ! Ce serait moins pathétique que cette stupide vente aux enchères, et surtout moins risqué pour son compte en banque.

– Finalement, cette soirée était une mauvaise idée, confia-t-elle à Tara. Je vais plutôt aller faire un tour à la station de métro. Je suis persuadée que je pourrai y trouver un homme prêt à m’aider pour une somme raisonnable.

– Je sais que tu es désespérée, mais quand même ! se récria son amie.

– Où est le problème ? Je ne connais pas plus les hommes qui se trémoussent sur cette scène que ceux que je peux croiser sur les quais du métro.

C'était la pure vérité. Même si les hommes présents ici vendaient un peu de leur temps à des femmes riches et délurées pour une bonne cause, ils restaient des étrangers pour elle. En plus, même si elle arrivait à remporter un des lots, rien ne garantissait que l’homme en question serait prêt à l’accompagner chez ses parents.

C'était fichu, songea-t-elle en enfouissant son visage entre ses mains. Elle n’échapperait pas à l’humiliation. A moins de trouver une autre solution…

– Je sais, lança-t-elle en se redressant. Il me faut un gigolo, un escort boy !

– Tu as raison, tes parents seraient très heureux si tu leur présentais un prostitué !

– Je ne suis pas obligée d’en choisir un vêtu d’un pantalon de cuir. Je peux en trouver un très convenable, gentil, poli et…

– Arrête de rêver. Tu n’es pas en train de tourner un remake de Pretty Woman, Annie. On est dans la vraie vie, ici !

Dépitée, elle baissa les yeux sur ses ongles rongés.

Tara avait raison, évidemment. Mais même si la situation semblait désespérée, elle refusait de baisser les bras. Elle devait trouver une solution.

Pourquoi n’irait-elle pas poser une annonce à l’agence pour l’emploi ?

Du moment qu’elle leur ramenait un homme possédant toutes ses dents, ses parents n’auraient aucun moyen de savoir que ce n’était pas le petit ami dont elle leur parlait ces dernières semaines. Et même s’il lui manquait un membre, ça pourrait marcher. Cela pourrait même être mieux. Elle pourrait faire croire qu’il avait été victime d’un accident ou, mieux, qu’il s’était sacrifié pour sauver quelqu’un… Un pompier ou un ambulancier, voilà ce qu’elle devait trouver ! Son père serait ravi.

Ses parents n’y verraient que du feu. Elle ne leur avait pas dit grand-chose de Blake, juste qu’elle était tombée amoureuse d’un homme grand et brun au charme fou. Elle ne leur avait pas confié ce qu’il faisait dans la vie, et encore moins qu’il s’était avéré une ordure, un affreux menteur…

– Arrête de penser à Blake, ordonna tout à coup Tara en lui donnant un coup de coude.

– Tu lis dans mes pensées, maintenant ?

– Non, mais je te connais parfaitement. Dès que tu penses à cet abruti, tu fais les gros yeux et tu pinces les lèvres. Bien sûr, tu fais aussi cette grimace quand tu te disputes avec une des supermamans. Mais comme aucune n’est ici, je sais que tu penses à Blake.

Les « supermamans ». C'était ainsi qu’elles appelaient les clientes à problèmes aux P'tits Loups, la crèche privée qu’elle avait créée et où Tara lui donnait régulièrement un coup de main. Des femmes ambitieuses et arrogantes, qui vous considéraient comme de vulgaires domestiques chargées de changer les couches de leur enfant.

– Arrête de penser à Blake, répéta son amie, la forçant à revenir à la réalité. Oublie-le. Tu n’étais pas amoureuse de lui, tu me l’as avoué. En plus, vous n’avez même pas couché ensemble !

Quelque chose l’en avait en effet empêchée. Peut-être son intuition ? Et elle ne l’avait pas regretté le jour où elle avait découvert que l’homme qu’elle considérait comme un charmant divorcé n’était qu’un fieffé menteur.

– Je l’ai oublié, fit-elle d’une petite voix. Enfin, presque. Il faut juste que je survive au week-end chez mes parents, et ensuite je pourrai tourner la page.