La nuit appartient au tigre

Derek Ardo a jadis choisi entre la prison et l’engagement. Il a opté pour l’armée, et ses cauchemars de guerre le hantent encore aujourd’hui.

Reconverti dans l’humanitaire, il est engagé par une fondation pour prendre la tête d’une médiathèque à Aramsha, un village perdu, en Inde. Mais hormis Aparajita, une fillette au fort caractère, et Trishna, jeune femme bannie par sa famille pour avoir fui un mariage forcé, les lecteurs sont inexistants. Derek s’apprête donc à passer un séjour tranquille dans cette campagne presque épargnée par la civilisation.

Seulement, il y a le Tigre. Le Mangeur d’Hommes qui attaque de dos, et dont les proies ne croisent jamais le regard. Les victimes du félin se multiplient, et la méfiance, la peur, l’hostilité envers les étrangers s’installent dans la ville.

Parce qu’il est l’envahisseur, parce qu’il représente la civilisation, parce qu’il est Homme, Derek est devenu la proie du monstre.

Aucun des deux ne renonce, l’un à survivre, l’autre à tuer.

Mais dans ce coin perdu du monde, la nuit appartient au tigre, le jour appartient aux Hommes. Et pour chaque âme d’Aramsha, le soleil se couche bien trop tôt.

Prenez garde ! Il est en chasse.

Mon point de vue…

LA NUIT APPARTIENT AU TIGRE est un roman bouleversant. Michel Honaker a un style percutant, dur et pourtant très poétique. Tout a sa place dans ce livre, tout paraît vrai.

Les personnages sont bien creusés, on les comprend en fonction de leur passé, dont on a de temps en temps une bribe dévoilée. Derek, même en étant un personnage important, n’est pas le centre de l’histoire. Son passé de militaire l’a marqué profondément, et cela se ressent d’autant plus dans sa manière de raconter, pas lapidaire, mais incisive. On comprend qu’il tente de ne pas faire un récit bref et simplement descriptif, mais de le rendre tel qu’il a été, extrêmement angoissant et incroyablement psychologique. Son point faible est son manque de sociabilité, sa solitude choisie, son éloignement de la société, et c’est pour cela que le Tigre le choisit, parce qu’il lui est semblable.

D’autres, comme Aparajita et Trishna, ont leur place à chaque moment qu’il leur a été donné d’apparaître. Les deux femmes jouent un rôle crucial dans l’histoire, que ce soit au niveau du fil de l’intrigue ou dans l’évolution des personnages sur le plan psychique. Elles sont fortes, déterminées, volontaires, mais limitées par leur condition de femme. Trishna représente les indiennes opprimées, mises au ban de la société pour avoir refusé de se conformer aux traditions ancestrales, pour avoir voulu être plus qu’une simple marchandise, qu’un objet de peu de valeur. Aparajita est la jeunesse, l’effronterie, la soif de connaissance mais, en même temps, faible.

Ceux qui interviennent également dans l’intrigue, comme Kanshal, le chasseur de félins ayant déjà eu l’occasion d’abattre le tigre et n’ayant pu le faire ; ou Monsieur Singh, le vendeur de poulet bahji, marié trois fois et divorcé à chacune, deviennent indispensables à certains moments, quand, pour affronter le prédateur, Derek doit s’appuyer sur d’autres que lui-même.

Le Tigre est à part. Tout au long du roman, on le retrouve narrateur de temps en temps, toujours sauvage, toujours dans la nuit. Il est le premier à prendre la parole, et ses mots restent gravés, même si les pages défilent. Le Tigre a une mentalité, ce n’est pas qu’un simple animal chasseur, une créature dont le territoire a été violé. Il raisonne comme un humain et agit en fonction de sa pensée. Chaque nouveau meurtre est un coup d’éclat où il brille. Il est le centre de l’attention, et pourtant il se défile. Il le dit lui-même : Les Hommes le croient assez stupide pour tomber dans leurs pièges, mais c’est lui qui les y emprisonne. C’est un traqueur qui cherche une raison de vivre après la disparition de sa meute, que l’on peut soupçonner d’avoir été causée par la chasse.

Même contenu entre les pages, même ses actions limitées à l’encre étalée sur les feuilles, il nous effraie. C’est un prédateur que l’on ne pourra jamais domestiquer, jamais considérer comme moins dangereux car mis en cage ou mort, jamais. Parce que ses actes resteront gravés dans la mémoire, qui se souvient plus facilement de l’horreur que de la beauté.

Michel Honaker associe au genre réaliste de son roman une dimension fantastique qui ne concerne que le tigre. On peut facilement le prendre pour humain, étant donné la clarté de ses pensées, sa certitude vis-à-vis de l’intégrité de ses actes, sa soif de sang et de mort, son instinct familial et les émotions sous-jacentes pour sa famille disparue.

Le Tigre est le personnage principal. C’est lui, le centre. Pas Derek, pas la population d’Aramsha, seulement lui.

Il est mis dans l’ombre et découvert à la lumière juste assez pour le rendre extraordinaire.

Le jour et la nuit prennent également une place cruciale puisque c’est à cause d’eaux que tout arrive. Le jour protège, il nous conforte dans notre sentiment de toute-puissance. La nuit éradique cette impression, c’est grâce à son existence que le Tigre traque. Il y a également dans ce roman des croyances et des traditions qui posent le récit sur une Inde actuelle mais ne dérogeant pas au passé. Les règles concernant la hiérarchie dans la société et la place de chacun ne sont remises en question par personne. Les castes et les conflits entre les religions musulmanes et hindoues sont également présentés. Le village d’Aramsha est en fait une Inde miniature, puisque tout y est.

L’intrigue suit un schéma ordonné qui concorde avec le fait que ce soit Derek qui raconte. Son passé de militaire influe encore… Elle est bien cadrée, bien décrite, et c’est cette exactitude qui rend encore plus vrai, encore plus réaliste ce livre. Les événements qui apparaissent ne servent pas à ajouter des pages, simplement à authentifier le récit. On pourrait parfaitement s’inventer en Inde, travaillant pour une société humanitaire, poursuivi par un tigre. On peut s’imaginer la peur ressentie, paralysante et plus forte que tout...

En conclusion, des personnages profonds, une intrigue palpitante sur fond de traditions et croyances indiennes, voici LA NUIT APPARTIENT AU TIGRE.