Tourville

Je remonte le long de la plage avec mon sac parce qu'il faut bien que je fasse quelque chose avant que le ciel devienne complètement noir. Donc on était là Seb et moi sur cette plage - enfin un peu plus loin là-bas sur les dunes du camping - debout et tournés vers le ciel avec les lunettes anti-UV qu'on avait chopées dans Science & Vie Junior chacun dans notre ville de départ - moi à Paris et lui à Lille je croyais -mais si ça se trouve il arrivait de Tourville. Ça c'est un truc qui fait partie des faits écrit en noir sur blanc dans «Macabre découverte à Bray-Dunes» - que la victime «Sébastien Goupil 33 ans était domiciliée à Tourville et inconnue des services de police». Moi le jour de l'éclipsé j'en savais rien d'où il venait - j'étais tout content d'arriver de Paris - ça se passait encore pas trop mal à l'époque avec le boom de la Net économie les soirées house et tout. Je lui ai demandé quand il se déciderait à monter sur Paris pour se frotter un peu au Spectacle au plus chaud de son époque - en plus c'est un endroit où tu peux devenir une star à n'importe quel moment - suffit juste de croiser les bonnes caméras ! Je me suis toujours demandé ce qu'il foutait exactement à Lille le Goupil - on en a discuté tit une fois mais il a pas été prolixe - il m'a dit qu'il a ouvert des 30 huîtres qu'il a bossé dans un bowling qu'il a designé des web-sites mais jamais très causant concernant sa vie économique ou ses meufs - je sais même pas s'il en a eu depuis la fac. Et pourtant c'était un enflammé - quand il se lançait il en avait des choses à dire - des choses sur le monde - comment il le voyait. Sa petite machine sa manie ça a toujours été de chercher les choses cachées derrière les choses - les mythologies secrètes les mensonges des gouvernements des banquiers - les mille et une conspirations qui au final nous font un monde. C'est de ça qu'il m'a parlé le Goupil ce jour-là - juste avant l'éclipsé de soleil - avec une voix qui - ça m'a frappé - n'était plus du tout celle d'un adolescent. Je me souviens qu'il a dit : on en est finalement à ce stade où ces salauds nous ont tout conspiré à un point que ça sert plus à rien de dire ou de faire quoi que ce soit. Il a dit : on vit une drôle d'époque Jean-Louis - une époque comme on en a jamais eu avant. Je lui ai objecté que c'était pas si mal d'être là où on était - qu'en tout cas moi à Paris je m'amusais bien. Il m'a dit moi je pense qu'on devrait faire mieux Jean-Louis. Je pense qu'on devrait tous essayer de faire quelque chose pour transformer ce monde - à commencer par toi et moi. Des conspirations on en connaît plein - en fait on les connaît toutes - alors pourquoi on utiliserait pas tout ce matériau pour monter la notre de conspiration ? T'en as pas marre toi d'être toujours du même côté du canal - sur la fonction «récepteur» ? Il faut qu'on émette Jean-Louis - il faut qu'on émette. Et là il s'est passé quelque chose qui relève de l'infini de l'absolu - comme une vibration qui est arrivée au-dessus de la mer - avant même les ténèbres avant même que le soleil se voile - une vague électrique tellurique - une masse invisible dans le ciel qui poussait les mouettes effrayées - qui frôlait la mer comme un frisson et puis qui nous a attrapés - qui nous a pris plus fort que n'importe quel beat techno humainement concevable - et ça te plonge dans la nuit c'est le coup de baraka pour de vrai - et finalement tu pleures parce que c'est énorme parce que c'est le sexe avec les étoiles. Après ça qu'est-ce que tu veux dire - qu'est-ce que tu peux encore en avoir à foutre des stars d'Hollywood ou de Jacques Chirac ? On a pleuré Seb et moi sur notre tas de sable en voyant la nuit arriver au milieu du jour - quand j'y repense y avait pas mal d'autres gens qui pleuraient autour de nous - pas le même genre de larmes que celles qu'on verse à la sortie d'un Loft mais bon - c'est la dernière fois que j'ai vu Seb Goupil et qu'on s'est parlé. Après ça il m'a envoyé cet article de journal sur sa mort mystérieuse et voilà je suis à Bray-Dunes - je mène l'enquête - je me souviens de tout ça et Soleil Noir Soleil Noir - c'est la nuit -David Lynch règne maintenant en maître.

J'arrive à l'autre bout de la promenade au niveau du restaurant du Casino - après ça le bitume s'arrête et il faut descendre sur le sable direction les blockhaus - le lieu du crime. Moi j'ai pas peur j'ai mon sac bien calé je m'avance dans le mouillé - la grande plage de boue finale - d'ailleurs je suspecte qu'il pleuvait aussi le soir où Seb Goupil est mort - question de statistiques. Au fur et à mesure que j'avance ça devient de plus en plus noir - la promenade avec ses lampadaires est maintenant loin derrière et toutes les grandes résidences qui viennent après sur le côté sont éteintes - en fait y a plus que moi et la mer alors je marche - je trace droit devant au feeling. Et là je le sens que ça va se passer - qu'on va avoir droit à une scène de mystères de révélations - un pur flash ésotérique comme une femme qui murmurerait silencio depuis les coulisses d'une scène de théâtre éclairée en rouge sang - silence - le pire mot que je connaisse. J'éteins mon mp3 - je n'entends plus que le bruit du ressac et du vent. J'écoute ce bruit - la nuit la mer la mort - tout ça fondu dans la masse d'une seule absence énorme - celle du bruit blanc statique du jour où ça s'affole au niveau des ondes pour cause de fin de l'univers de big-bang inversé - le dernier silence avant le silence du silence. J'avance et devant moi le dernier trou noir s'effondre à l'intérieur de lui-même - on entre dans le grand que dalle et après y a plus rien - seulement toujours davantage de noir.