Les Enfants de l'Hyphale d'or, Tome 2 : Le Royaume des deux couronnes en péril

Éliphéra prenait des notes avec fébrilité, sa Plume Enchantée (par un sortilège d’Air garantissant une glisse parfaite) plongeant et replongeant dans le pot d’encre bleu foncé – d’un beau bleu Louglediya, bien entendu. Maloun, en revanche, n’écrivait presque rien : son éducation de Mélidien (qui laissait l’écriture principalement aux femmes) ne lui donnait guère d’aisance dans ce domaine. Sa très bonne mémoire lui permettait toutefois d’engranger des connaissances avec la même régularité que Pouna en mettait à avaler ses repas. En outre, il savait pouvoir compter sur Éliphéra pour lui relire ses notes ; les Multicolores, parmi lesquels la jeune fille avait grandi, formaient une communauté masculine d’origines très variées, comprenant de nombreux érudits : l’éducation d’Éliphéra avait été très complète.

— Les Xyvaras, continuait Messire Oupil, faisaient régner la terreur. Ils utilisaient leurs pouvoirs sur les Quatre Éléments pour déclencher de violentes intempéries, ou de terribles sécheresses sur les terres de ceux qui ne se soumettaient pas à leur joug, au mépris de l’équilibre naturel. Le temps était de ce fait déréglé en permanence, et la famine menaçait sans cesse nos régions pourtant naturellement si fertiles. De nombreux objets, plantes et animaux avaient été ensorcelés de façon à être utilisés comme de terribles armes. Mais la plus redoutable des créations des Xyvaras fut sans nul doute leurs êtres monstrueux...

Messire Oupil maintint une pause théâtrale, avant de reprendre d’un ton plus bas, sa vieille voix fêlée résonnant dans la classe maintenant tout à fait silencieuse :

— Ils créèrent ainsi les vopras, de grandes brutes à allure humaine, dotés d’une force prodigieuse, qui furent utilisés pour effectuer de lourdes tâches. Les indiscrets étaient de petits êtres sournois, ressemblant à des écureuils volants, particulièrement doués pour l’espionnage. Dans ce même but, les Xyvaras ont largement utilisé les spectres, des créatures étranges, presqu’invisibles, rôdant la nuit au mépris de toute porte et de tout verrou. Bien peu de gens ont eu la chance de croiser un spectre et d’être encore vivants par la suite pour le décrire...

Quelques exclamations étouffées jaillirent de la classe et les élèves échangèrent des regards exaltés: ces êtres monstrueux enfiévraient l’imagination !

— Les Mages de l’Encre, continua messire Oupil dans un murmure confidentiel, avaient également créé des êtres dotés de capacités hypnotiques, les hypnos, destinés à anéantir la volonté propre d’un humain au profit de celle des Xyvaras. Ah, j’allais oublier les enjôleuses noires, ces créatures revêtant l’apparence trompeuse de femmes à la beauté stupéfiante... Je vous laisse deviner comment étaient utilisées ces créatures malfaisantes ! rugit-il soudain, faisant sursauter son auditoire fasciné. Les Xyvaras utilisèrent aussi largement leurs brutors, des géants asexués, d’une violence inouïe, finit-il plus doucement.

— Mais comment ont-ils réussi à créer des êtres vivants ? s’étonna Ilana-Yvana des Embruns Salés, la jeune fille aux cheveux bouclés qui avait pris la parole au début de la leçon. Je sais que ça a été de tout temps une magie interdite, mais c’est surtout incroyablement difficile ! De nombreux spécialistes en la question se sont même accordés pour juger la chose impossible.

— Vous avez tout à fait raison, ma demoiselle. Et c’est certainement l’une des raisons pour laquelle Xykessi fut le seul à trouver une solution. Il était particulièrement brillant, vous savez; complètement fou, mais très doué. Personne n’a jamais su comment il a pu créer des êtres vivants avec tant de facilité ; il n’a jamais confié son secret à personne, même à ses Xyvaras : il a emporté son secret dans sa tombe. Et je ne vous ai cité que quelques exemples parmi les êtres monstrueux. Mais il en existe de nombreux autres, d’aspects et d’usages variés. Certains ont même tout à fait sombré dans l’oubli : tous ceux que les Xyvaras ont considérés comme des échecs et ont éliminés rapidement.

— Des échecs ? s’indigna Maloun. Pas assez monstrueux à leur goût ?

— Exactement, Votre Majesté ! Les êtres créés ne répondaient pas toujours aux attentes de leur créateur; d’après la légende, Xykessi a procédé à un grand nombre d’essais erreurs.

— Et c’est Xykessi qui a créé seul tous ces êtres monstrueux ? insista Faviette.

— Tout seul en effet, ma demoiselle! Mais Xykessi a vécu très vieux vous savez ; il a usé et abusé de la magie pour augmenter de plusieurs siècles sa longévité. A sa mort, il devait être âgé d’environ neuf siècles.

Des exclamations éberluées firent écho à cette incroyable déclaration.

— Et que sont devenus tous ces êtres monstrueux ? murmura Éliphéra.

— Éliminés jusqu’au dernier lors de la Chute de l’Encre, répondit gaiement Messire Oupil. Ne vous inquiétez pas, ma Reine, vous ne risquez pas d’en croiser un au coin de la rue !

Le vieux Mage pouffa tandis que ses élèves souriaient poliment.

— J’espère bien, marmonna Pouna d’un ton offusqué.

Le blizor était installé sur les genoux d’Éliphéra, mais avait manifestement suivi tout le cours sans s’endormir, car son pelage soyeux était resté du même vert foncé que la robe de soie de la jeune fille. Dans tout ce vert, ses yeux bruns emplis d’indignation luisaient comme deux châtaignes bien brillantes.

— Des êtres monstrueux, quel outrage ! maugréa-t-il encore.

— Chut, mon Pouna. Écoutons messire Oupil.

Le vieil homme avait fini de glousser et s’éclaircissait la gorge.

— La Domination de l’Encre dura ainsi près d’un millénaire... reprit-il, presque songeur.

“Un millénaire, songea Éliphéra, c’est terriblement long ! Et même si tout cela se passait il y a plus de quatre mille ans, cette idée est réellement effrayante...”

La jeune fille reporta son attention sur Messire Oupil, qui allait enfin leur expliquer comment un tel poison avait pu être purgé de leur monde.

— Personne ne sait aujourd’hui comment les anciens Mages de la Déesse, les Aorayas, ont réussi à combattre les Xyvaras. (Un murmure déçu parcourut la classe). Ce que l’on sait, reprit le vieux Mage, c’est que la résistance s’est organisée au fil des siècles ; certains enfants ont ainsi pu développer leurs capacités magiques à l’insu des Xyvaras. Xykessi, malgré l’immense longévité qu’il s’était conféré – usant et abusant de la magie de l’Hyphale –, est mort peu avant la chute de l’Encre. Les Xyvaras qui lui ont immédiatement succédé étaient peut-être encore pire que lui. Nos Mages ont malgré tout réussi à les anéantir jusqu’au dernier, ainsi que tous leurs êtres monstrueux.

Le vieux Mage joignit ses mains parcheminées devant lui et sourit bénignement à ses élèves.

— Bien ; le cours d’aujourd’hui est terminé. Je vous retrouverai la semaine prochaine, pour vous parler de la renaissance de la magie des Quatre Éléments, comme nous la connaissons de nos jours. Bonne fin de journée à tous !

Les jeunes gens saluèrent poliment leur professeur et réunirent leurs affaires dans le brouhaha habituel. Zabor, qui s’était tenu sagement sur le coin de la table pendant tout le cours, voleta sur l’épaule de Maloun.

— Très intéressant ce cours, quoique j’ai trouvé la fin un peu bâclée ; pas vous ?

— Absolument ! approuva Maloun en fourrant ses affaires au petit bonheur dans sa besace de cuir. Aucun récit de bataille, aucun détail sur le nombre de victimes et aucune explication sur les méthodes magiques employées !

Le jeune garçon secouait la tête d’un air écœuré, et Éliphéra se mit à rire.

— C’est certainement très frustrant pour toi, Maloun. Mais messire Oupil n’y est pour rien ! Nous n’avons absolument aucun détail sur cette période-là; juste le résultat.

— C’est curieux quand on y songe, murmura Zabor, on pourrait même croire...

— Que quelqu’un nous cache quelque chose, finit sombrement Maloun. Oui, tu as tout à fait raison, Zabor ; les Mages ont dû commettre des choses inavouables et ont tout fait pour masquer leurs actes !

Éliphéra haussa les épaules, amusée.

— Voyons les garçons – pardon, les mâles – corrigea-t-elle en surprenant l’expression offusquée de Zabor, vous avez trop d’imagination. C’est simplement parce que tout cela s’est passé il y a plus de quatre millénaires : les détails se sont perdus au fil du temps, voilà tout.

— C’est bien dommage, remarqua Pouna en sautillant souplement vers la porte ; ça aurait pu nous être utile, un jour ou l’autre.

Éliphéra leva les yeux au ciel.

— Voyons, Pouna, crois-tu vraiment qu’un Xyvara va sortir d’un très long sommeil de quatre mille ans, pour venir créer un être monstrueux et te voler la vedette ?

— Très drôle, maugréa le blizor en descendant l’escalier tout entier, d’une unique poussée de ses puissants postérieurs.