Le livre écorné de ma vie

Lucius Shepard a fait de son personnage narrateur, Thomas Cradle, un alter-ego littéraire, un écrivain peu empathique, qui de prime abord peut paraître amusant (dans la première partie de l'intrigue, lorsqu'il se découvre un homonyme) et qui devient de plus en plus vil, calculateur, et qui n'inspire ni la confiance ni le respect du lecteur quand on voit comment il traite les autres et comment il les manipule et se manipule lui-même. Bref, on vient à en détester ou plutôt mépriser ? l'individu et son périple devient laborieux à suivre.

Le sexe, la drogue, l'ennui deviennent monnaie courante pour Thomas et ce sont les clins d'œil au surnaturel qui nous entraînent et incitent à poursuivre la lecture.

Dans ces “Laos et Viêt Nam” revisités, où le Mékong devient une hydre, plus Thomas avance et plus les possibles se divisent, s'entrechoquent et moins vous croyez en un voyage retour.

Thomas Cradle, et sa Lucy, compagnon de sexe opiomane, dérivent dans des pratiques sexuelles et dans une relation de possession et de sentiments bien étranges, dont Thomas lui-même ne sait pas quoi penser.

Spoiler(cliquez pour révéler)Mais à ce tableau de débauche s'ajoute, de manière caricaturale, le fantasme masculin d'être entouré de 2 femmes. Si on pouvait espérer que Riel, cette nouvelle femme qui plane à 2000 sous l'emprise de l'héroïne, fasse surgir du duo un brin d'humanité, de bienveillance, ce doux rêve s'évapore aussi vite qu'elle se pique. Thomas comme Lucy vont être pervers et méprisables avec elle.

Spoiler(cliquez pour révéler)Même si Lucius (dans un regain de conscience ?) veut montrer que son Thomas n'est pas autant un salaud, en libérant les 2 femmes de son périple personnelle (à l’aide de sa fortune), c'est finalement dans une démarche très égoïste. Elles ne lui servent plus à rien, maintenant qu'il a atteint une certaine étape de son voyage et où il estime qu’il doit le finir seul.

Spoiler(cliquez pour révéler)Seul ou presque... parce que ce dernier virage du Mékong nous laisse voir un monde fantasmagorique, où les Thomas Cradle se multiplient, s'amoncellent, flottent sur l'eau nauséabonde, jusqu'à terminer sur LA rencontre, celle pour laquelle il avait entrepris le périple.

Spoiler(cliquez pour révéler)Et comme une ritournelle, pour terminer sur une note amère : Thomas au-dessus de tout, y compris de la morale, ne perd pas le nord et joue sa dernière carte pour rentrer victorieux. Lucius ne déroge pas à la règle de son propre alter-ego, car après tout il faut bien écrire un livre.

Et c'est très bien écrit. Tout de même, si l'on peut être dubitatif sur le récit, la plume de l'auteur est fluide, enivrante. Le personnage étant aussi narrateur, il y a un lien personnel qui se crée et c'est assez déroutant.

La part de fantastique, très mince pendant longtemps, nous montre toute son étendue à la fin, peut-être trop tardivement, certes.

Merci Le Bélial d'éditer les novella de Lucius Shepard! Cette histoire est hallucinante et toujours magnifiquement dépeinte par l'auteur.

J'y ai retrouvé la moiteur humide et noire, suant le fantastique, fleurtant toujours sur plusieurs plans de la réalité, que j'avais adoré dans Louisiana Breakdown ou bien le recueil Aztechs. On suit avidement la quête initiatique de Craddle à la recherche de son double sur le Mékong, entre délires mystiques et violences, sexe et dégoût. L'ambiance poisseuse et venimeuse est omniprésente. Le "héros" vraiment pas si héros que ça...

Un vrai bonheur de retrouver Shepard dans des textes inédits en français.

Excellente lecture, assez hallucinante dans ce qu'elle imagine et dans la résolution qu'elle propose. Le personnage principal est complètement ambigu, et j'ai beaucoup apprécié de le voir s'enfoncer dans les méandres de sa psyché et gré du texte.