Scène 13 Première

Salut, moi c’est Jo. Enfin plus précisément Joséphine, mais depuis l’arrivée dans nos télés de l’autre nunuche d’ange gardien, plus personne n’a le droit de m’appeler ainsi. Plus personne ! C’est compris ! J’ai rien contre Mimie Mathy, ne vous méprenez pas ! Par contre, entendre : Tu peux claquer des doigts ? tous les quatre matins, où encore Ange gardien aussitôt que quelqu’un prononce mon prénom, ça agace ! Bref, tout ça pour dire que… Salut, moi c’est Jo. Je suis une actrice ! Une vraie ! Pas une de ces pintades siliconées en 85F-ake ou 85P-étasse ! Je joue pour de vrai, moi ! Je deviens mon personnage, je le porte à son paroxysme par amour du théâtre et de l’acting ! Mon lien avec mon personnage est tel, que j’ai fini par avoir besoin de lui pour faire ce que je n’osai pas dans la réalité. Je vous vois déjà venir, encore une illuminée qui cherche à attirer l’attention sur elle. Pas du tout ! Je suis parfaitement saine d’esprit. Quoi qu’on puisse dire autour de moi !

Je vais vous expliquer ma situation, vous me comprendrez mieux et je pourrai commencer mon histoire. Depuis six ans déjà, je joue dans une série qui est diffusée sur le petit écran, Scalpel et Revolver. C’est une série policière qui raconte l’histoire de deux collègues sur fond de meurtres et d’enquêtes. Les deux personnages principaux sont Marina, une médecin légiste un peu loufoque et très extravertie. Elle tombe amoureuse à chaque fois qu’elle a un coup de cœur, que ce soit pour un homme ou pour une femme. Et Sarah, un commandant de police strict et autoritaire qui préfère la solitude aux risques que l’amour représente. Sarah et Marina sont amies malgré leurs différences et entretiennent une relation aussi fusionnelle que conflictuelle. Elles se chamaillent sans cesse sur le plan personnel, mais forment un binôme inégalable sur le plan professionnel.

J’ai l’honneur d’incarner Marina alors que ma partenaire de jeu, Estelle Dépro interprète Sarah. À ce propos, il faut que je vous parle d’Estelle. Elle est… Comment dire… Belle ! Avec un grand B ! Elle est tellement sublime que ça devrait être illégal ! Comment vous la décrire ? En fait, c’est facile ! Trente-six ans, un mètre soixante-dix, des cheveux châtain foncé formant une magnifique crinière ondulée comme Shakira, le corps de Nicole Kidman dans Moulin Rouge, des yeux vert clair et une voix envoûtante à la Fanny Ardant. Une vraie machine à séduire ! À côté d’elle, j’ai autant de charisme qu’un bulot névrosé, croyez-moi.

Mais son corps n’est rien à côté de sa personnalité. Cette femme est… Elle est… Passionnante ! Je pense que c’est le mot. Elle est engagée, pour la défense des droits des femmes notamment, et ne fait pas cela à moitié. En même temps, elle ne fait jamais rien à moitié. Quand elle s’investit pour une cause, Estelle le fait avec son âme et ses tripes. Son intelligence et sa notoriété la propulsent généralement au poste de porte-parole, et elle brille littéralement à cette place ! Je me suis toujours dit que même si elle défendait la cause des pigeons parisiens, elle arriverait à captiver son auditoire ! Si elle s’engageait dans la protection de l’environnement, elle finirait à coup sûr enchaînée à un chalutier. Cette femme est… inégalable.

Bref, comme vous pouvez le comprendre, elle me rend complètement… Totalement… Je l’admire tellement… Depuis que je la connais, j’ai découvert ce que signifie l’expression : avoir un orgasme spontané. Je rêve d’elle, orgasme, je pense à elle, orgasme, je la vois, orgasme, on prononce son nom, orgasme. Bon d’accord… J’exagère peut-être, mais seulement un petit peu. Me voilà donc, terriblement envoutée par quelqu’un qui ne me considèrera jamais. Déjà intellectuellement, je ne lui arrive pas à la cheville. Elle est instruite, cultivée à l’extrême et fréquente une quantité de personnes qui lui ressemblent. Dès qu’elle a un avis sur quelque chose, c’est toujours pertinent. Que l’on discute de l’actualité ou de géopolitique, elle semble maîtriser tous les sujets. Pour ma part, je suis fière de moi quand je regarde les infos trois jours de suite. Je sais que je suis curieuse de tout, seulement à côté d’Estelle et de son entourage, je ne fais clairement pas le poids. Pas plus que physiquement d’ailleurs ! Je suis blonde, elle aime les cheveux bruns. Je la dépasse d’à peine deux ou trois centimètres, elle a tendance à ne remarquer que ce qui est plus grand qu’elle. Les seuls bons points en ma faveur sont mes abdominaux. Elle apprécie quand ses amants prennent soin d’eux et, depuis que je la connais, je me suis inscrite dans une salle de fitness. Avant de la rencontrer, je n’étais pas particulièrement sportive, je bougeais un peu, comme ça, mais jamais aussi assidûment que maintenant. Il faut évacuer… Vous comprenez… Passons ! J’en étais où ? Ah oui, son type, je n’en fais pas du tout partie, c’est indéniable, car, petit détail qui a son importance, elle ne fréquente que des hommes… Et je suis une femme. Difficile de faire plus gros comme frein à une liaison ! Bien évidemment, vous vous en doutez, cette Vénus enchanteresse est hétéro ! Ça n’aurait pas été drôle, sinon !

Au début de notre collaboration, ça allait. J’arrivais à faire la part des choses. Je restais professionnelle et me contentais de laisser s’égarer mon imagination. Nous avons développé une relation amicale et de mon côté, je m’en tenais uniquement à fantasmer que je lui arrachais ses fringues et lui faisais passionnément l’amour. Rien de méchant, en somme.

Puis notre amitié a évolué. Nous sommes devenues de plus en plus proches sans qu’il n’y ait jamais, pour elle en tout cas, d’ambiguïté. Je sais que je me répète, mais Estelle n’est pas seulement magnifique, elle est aussi formidable. Cette femme est gentille, drôle, dynamique et j’en passe. Nous ne nous sommes découvert que des points communs : la randonnée, l’équitation, les sports extrêmes, une curiosité pour l’art sous toutes ses formes, du cinéma à la peinture, sans oublier l’architecture et la sculpture. À cette époque, nous faisions plein de choses ensemble, chaque projet s’achevant par l’envie d’en démarrer un nouveau. Malheureusement, une relation à sens unique n’a pas d’avenir, vous vous en doutez bien. Le jour fatidique où elle est tombée amoureuse est arrivé. Le problème n’a pas été qu’elle tombe amoureuse en soi, le problème a plutôt été que ce soit d’une autre personne que moi…

Les premiers temps, j’ai lutté corps et âme contre la jalousie grondante qui montait en moi à chaque fois qu’elle me parlait de Mickaël. Puis il m’a fallu apprendre à feindre la joie et l’intérêt lorsqu’il venait nous déranger sur le plateau. Estelle a souhaité que nous sortions tous les trois, semblant vouloir continuer son amitié avec moi tout en développant son couple avec l’autre. C’était voué à l’échec, pourtant j’ai refusé de me l’admettre immédiatement. J’ai essayé, j’ai pris sur moi, j’ai accumulé, et j’ai fini par exploser. Quand elle s’est mise à douter, je me suis engouffrée dans la brèche avec l’espoir de le voir disparaître de sa vie. Seulement, rien ne s’est passé comme prévu. J’ai tout perdu. En prenant position contre lui, je n’ai plus eu ma place le jour où il a réussi à la reconquérir. D’amie, je suis devenue ennemie et ma rancune ne m’a pas permis d’arranger les choses.

Très rapidement, notre relation s’est délitée jusqu’à se transformer en une haine féroce, alimentée par nos ressentis mutuels. Cependant, mes sentiments étaient toujours là, quoi que je fasse pour me convaincre du contraire. Avec la colère, les choses ont progressivement évolué en moi jusqu’à ce qu’il ne persiste que la luxure. J’avais envie d’elle. J’avais pu refouler la tendresse, mais le désir du corps était accentué par la relation conflictuelle qui s’était installée. J’ai collectionné les aventures, car l’idée de m’installer dans une relation m’apparaissait totalement inconcevable. Ce choix n’a néanmoins pas réussi à calmer mes émotions à l’égard d’Estelle. Quoi que je fasse, mon obsession pour elle restait bien vivace. Au mieux j’arrivais à la reléguer dans un coin de ma tête, mais elle était toujours bien présente. Le temps passant, la frustration est montée, l’envie est devenue trop forte, les fantasmes aussi. Je me suis avérée incapable de jouer avec elle sans dériver dans mes pensées. Bizarrement, plus la tension s’est intensifiée en moi, plus les scénaristes ont aimé la dynamique qui s’installait entre nos personnages. Ils ont multiplié nos scènes ensemble, mais aussi les rapprochements. Au début, c’était très subtil, ils ont fait les choses assez progressivement. Ça a commencé par de petits gestes, des contacts sous couvert de taquineries : une main sur l’épaule, de légères tapes amicales, une accolade réconfortante durant une affaire particulièrement sordide. Puis c’est monté d’un cran avec une scène où nos deux personnages se sont retrouvés bloqués dans un ascenseur pendant toute une soirée et une nuit. Les héroïnes se sont confiées l’une à l’autre et les scénaristes ont mis en place une complicité de plus en plus présente, sans jamais nous faire sauter le pas.

Voilà la situation dans laquelle j’étais, frustrée, prise au piège.

Et puis tout a évolué, très vite, sans que je comprenne comment, dans une perte de contrôle insensée. Si je suis là aujourd’hui, c’est pour vous raconter notre histoire. Comment cet équilibre foireux a finalement volé en éclats…