La Maison de Kaimar, Tome 3 : La Femelle du garde

Kade ouvre la porte et s’écarte, nous laissant passer, Morgan et Lia en tête. Les deux filles sont bras dessus bras dessous, et Lia me jette un œil par-dessus son épaule. D’un geste du menton, elle m’invite à les rejoindre, mais je décline en secouant la tête. Cela ne me dérange pas de rester à la périphérie de son amitié avec Morgan. Elles font toujours des efforts pour que tout le monde autour d’elles se sente intégré, et j’apprécie, même si je n’en ai pas besoin. Le simple fait d’être dans le groupe me suffit.

Je baisse les paupières en passant devant le garde du corps, incapable de le regarder en face. Juste aux petites œillades de tout à l’heure, je sais que je ne peux pas supporter son regard intense. Il pèse sur moi comme une épaisse couche de neige du Missouri, me frigorifiant pour des raisons inconnues. Ou des raisons auxquelles je ne veux pas penser. J’avais déjà vu Kade, d’abord sur le Phénix, et puis à l’occasion, dans le palais, mais toutes nos interactions ont été limitées. Cependant, je n’ai jamais pu le chasser de mon esprit, et cela ne m’a jamais empêchée de l’admirer secrètement, avec appréciation. Personne ne m’a posé la question, mais je n’avais jamais vu un mâle aussi beau, humain ou alien.

Je traine derrière mes amies, m’attendant à ce que Kade suive, mais il reste à ma hauteur. Il regarde de tous les côtés tout en marchant, sans doute à l’affût de tout signe de danger, et sa main se pose avec légèreté sur l’épée à sa hanche. Sa proximité me réconforte et me trouble, mais je mets ça sur le compte de mes complexes.

— Vous allez bien ?

Le profond grondement me fait relever brusquement les yeux vers lui. Je cligne des paupières avec incompréhension, en me demandant si c’est bien à moi qu’il parle. Il continue de regarder droit devant lui mais, quand il répète sa question, je sais qu’elle m’est destinée.

Je me racle la gorge pour ravaler mes nerfs et m’étrangle presque dessus.

— Oui.

Ce seul mot est à peine plus qu’un murmure et, pourtant, j’ai l’impression de hurler dans le couloir silencieux. Pourquoi me parle-t-il ?

— C’est bien.

Sa voix profonde réverbère à travers mon corps et, comme il ne dit rien de plus, je suis partagée : d’un côté, j’apprécie le retour du silence ; de l’autre, j’aimerais entendre encore le timbre de sa voix. Les draviens ont un accent, même s’ils parlent anglais parfaitement, et c’est séduisant, quoiqu’étrange.

— Comment allez-vous ?

Je pince les lèvres après que ma question m’échappe spontanément. Suis-je vraiment en train de faire la conversation avec ce mâle inconnu ? Même si mon père est à plusieurs galaxies d’ici, la douleur fantôme de sa canne me cingle à l’idée qu’il surprenne cette interaction.

Kade tourne vers moi son regard azur, ses yeux écarquillés par l’incrédulité, comme s’il ne peut croire que je lui ai volontairement adressé la parole. En fait, je n’y crois pas non plus. Devant son silence prolongé, je commence à le regretter.

Puis le coin de sa bouche se courbe en un sourire gamin, qui me fait entrouvrir les lèvres et me serre les poumons.

— Je vais bien, Eleanor. Merci de demander.

— Pas de problème, sifflé-je.

Comme mon visage chauffe avec embarras, et que mon cœur bat douloureusement contre mes côtes, je commence à penser que mon père a été sage de me tenir éloignée des hommes. En un sourire, Kade m’a jeté un sort, ensorcelé mon corps et hypnotisé mon esprit.

Cependant, je crains plutôt que c’est mon immoralité qui a motivé Kade à me parler, alors qu’il n’est visiblement pas libre. C’est la seule explication compréhensible. Mon père me rappelait toujours que c’était Ève qui avait tenté Adam, pas le contraire.

Mais, à regarder Kade maintenant, je ne suis pas sûre de savoir qui tente qui…