Où s'imposent les silences

Une découverte très sympathique ! J'avais peur que ce soit un récit trop opaque, avec une écriture trop travaillée au point d'en être indigeste, finalement c'était presque le contraire : elle accuse régulièrement des maladresses, coquilles et fautes. Ce n'est pas très dérangeant pour autant ; le récit reste fluide, agréable et facile à lire (on se rapproche de la littérature jeunesse) et additif avec des chapitres courts qui tiennent en haleine.

L'intrigue est originale et plutôt bien mise en place, via l'alternance entre deux époques et deux personnages dans les première et troisième parties, suffisamment dosée pour ne pas (trop) s'y perdre. L'origin story dans la deuxième partie est pertinente et bien placée ; même si je l'ai moins aimée que le reste du roman, elle était effectivement indispensable et si l'auteur avait choisi de raconter progressivement des fragments de cette troisième époque, cela aurait trop complexifié l'histoire. Déjà que j'ai parfois été un peu perdue dans les voyages temporels et les différents mondes, ça aurait été too much.

Il m'a tout de même manqué une portée émotionnelle pour que ce soit un réel coup de cœur. Matthias et Jovic sont des personnages que j'ai aimés suivre mais je ne m'y suis pas attachée, surtout qu'ils disparaissent un peu au profit de Dimitri. Ce dernier est un intéressant, très nuancé, mais là encore je n'ai pas réussi à vraiment l'apprécier. Seule la mort d'un personnage à la fin m'a un peu surprise et touchée mais sinon je ne me suis pas vraiment soucié du sort de quiconque. Et en parlant de la fin, j'aurais préféré qu'il n'y ait pas les deux dernières pages, qu'on s'en tienne à l'épilogue du narrateur initial et que, comme lui, on reste dans le flou concernant certains personnages.

Ici, après un début intriguant, on plonge assez rapidement dans le vif du sujet, les mondes parallèles, quitte à se sentir aussi perdus que Mathias, ce qui ajoute au dépaysement et à la confusion (nouveau lieu, nouvelles règles, nouvelle langue, technologies différentes, et gouvernements... inquiétants). On en apprend plus à mesure qu'avance l'histoire et que progressent les personnages, chacun dans leur enquête respective (en gros : deux "où suis-je" et un "qu'est-ce qu'il se passe"). On a également droit à une grande "pause" dans le récit, indispensable puisqu'elle donne les clés d'un des personnages les plus importants, Dimitri, qui s'avère être le liant entre chaque personnage et aussi celui à l'origine de plusieurs des situations en cours. On comprend alors que les enjeux sont multiples. En vient une conclusion multiple également : tous les personnages ne s'en sortent pas de la même manière, parce que le problème qu'ils avaient à résoudre était finalement différent malgré une base commune. Comme pour Dormeurs, le premier roman d'Emmanuel Quentin, il y a une véritable fin, mais suffisamment ouverte pour laisser au lecteur le soin de combler certains trous et de se faire son propre avis sur certaines éléments laissés en suspens. La vision de l'humanité n'est pas rassurante du tout, plutôt déprimante, mais très réaliste. Pour ne rien gâcher, la magnifique couverture de Pascal Casolari rend hommage à l'ambiance de l'ensemble, qui contient quelques scène mémorables au point de vue visuel.

Quand Matthieu, étudiant flemmard, reconnaît en 2036 sur un tableau remontant à la Renaissance deux des membres de sa famille...

Quand, à la même date, un flic mis à l'écart après la grande pandémie qui a divisé le monde en autant de morts que de survivants est contacté pour faire la lumière sur un cadavre pour le moins étrange...

Quand une femme se sent piégé dans un endroit figé où elle semblerait être la seule à pouvoir bouger...

Quand, immédiatement captivé, on tourne fébrilement les pages pour essayer de savoir où ces trois destins vont vous mener... il est alors trop tard pour revenir en arrière, l'auteur vous ayant, à l'instar de Matthieu, catapulté dans d'autres univers que vous découvrirez d'abord étonné, fasciné et ensuite absolument révolté lorsque un quatrième personnage entre dans cette danse de mondes parallèles. C'est Dimitri, à qui la "Loi" dictatoriale à volé parents, enfance et identité...

Un roman SF avec des inflexions de thriller au style d'écriture sans détours et cependant recherché, au rythme soutenu, sans temps mort et de l'action richement vivifiante.

Emmanuel Quentin vous permet néanmoins de reprendre votre souffle aux moments où il vous laisse admirer -pendant quelques instants seulement- les paysages que son imagination a su faire germer ou encore quand Dimitri prend la parole.

Une histoire de contrastes et de questionnement sur l'absolutisme belliciste et la sujétion, sur le libre-arbitre et la liberté, sur des mondes aux attraits ou désagréments très différents et l'homme qui, éternellement, sournoisement, cherche à maîtriser et dominer.

On n'obtient pas toutes les réponses aux questions qu'on se pose et il y a peut-être quelques invraisemblances (je suis une grande dubitative en matière de "voyages dans l'espace-temps), or, cette fois-ci j'étais tellement dans les ailleurs de l'auteur que là-dessus je préfère m'imposer au silence.