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Au premier jour



Description ajoutée par Amarante-Editions 2018-04-08T17:00:12+02:00

Résumé

À quarante-sept ans, Caroline enchaîne les coups du sort. Coup de grâce : le départ de son mari et de ses enfants, la laissant seule dans une maison vide avec deux chiens pour unique compagnie… Coup de folie : sa sœur qui la pousse à quitter la France pour un poste de gouvernante dans un hôtel de luxe… Coup de chance : le report de son vol et l’embarquement imprévu dans un avion privé en partance pour Saint-Hélier… Coup de cœur : sa terre d’accueil, l’île de Jersey…

Et s’il ne manquait plus à sa renaissance qu’un coup de foudre pour l’énigmatique et séduisant Matthew ?

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Classement en biblio - 5 lecteurs

extrait

Extrait ajouté par Amarante-Editions 2018-04-08T17:07:55+02:00

1

Caroline entrouvre les yeux et regrette aussitôt son geste. Le soleil ne filtre pas encore au travers des rideaux, et le réveil, sur sa table de nuit, indique à peine six heures. Elle peste déjà.

Mince, c’est pas vrai ! Une heure ou deux de répit, c’était trop demander ? Pourquoi je me réveille si tôt ?

Quelle mauvaise foi ! Elle sait très bien pourquoi, mais elle se voile la face, comme chaque matin. Antoine se levait toujours à cette heure pour aller travailler. Malgré les six mois écoulés depuis qu’il l’a quittée, elle n’a toujours pas réussi à briser cette habitude dorénavant inutile.

Elle se retourne, boudant le réveil dans un mouvement rageur pour faire face à son côté du lit. Évidemment, sa place est vide ou du moins lui n’y est pas, mais ses deux filles, elles, sont bien là. Maya et Style ont relevé la tête en la sentant bouger. Depuis le drame, les chiennes ont insidieusement investi tout son espace. Elles se sont octroyé, au fil des mois, la place que son mari a occupée durant leurs vingt-sept années de vie commune. Dans son lit, de toute évidence, mais aussi sur le canapé, le soir, quand elle s’abrutit devant la télévision, dans bon nombre de ses pensées aussi, pour combler le vide de l’absence.

– Salut, les filles ! Heureusement que vous êtes là. À quoi servirais-je sans vous ?

Elle leur sourit, bêtement, incapable de résister à ces deux paires de billes ambrées qui la couvent d’amour. Et puis, ce ne sont que des chiens après tout, elle ne peut décemment pas leur infliger sa mauvaise humeur. Ses braves compagnes remuent la queue en lui léchant les joues, signe qu’il est temps de se lever pour une nouvelle journée mélodramatiquement ennuyeuse. Eh oui, comme tous les matins, elle est aussi sujette à l’autoapitoiement.

Allez, Caro, bouge. Elles ne te ficheront pas la paix, et tu le sais parfaitement.

Six heures dix donc, début de son rituel journalier débordant d’hypocrisie et de soupirs exaspérés. Elle est debout dès l’aube à maudire un mari qui l’a irrémédiablement abandonnée, des chiennes qui refusent de faire la grasse matinée, une maison trop grande et trop silencieuse. Toutes ces lamentations stériles emmitouflées dans un vieux survêtement difforme qui a remplacé ses nuisettes, mais qui lui tient tellement plus chaud.

Dans un élan de tendresse, Maya renverse le cadre posé sur la table de nuit d’Antoine, une photo prise à Venise, cinq ans plus tôt. Caroline le ramasse en grimaçant.

Ce truc ne devrait même plus avoir sa place ici !

Cette escapade devait ressouder leur couple, loin de la routine du quotidien et des enfants, leur offrir une parenthèse pour raviver la flamme. Et ce fut effectivement le cas sur l’instant. Ils avaient flâné le long des canaux en se tenant la main. Ils avaient parlé et ri de petits riens comme cela ne leur était plus arrivé depuis des mois. Hélas, dès leur retour, force avait été de constater que les braises étaient définitivement tièdes. La passion de leurs jeunes années s’était lentement muée en une tendresse réciproque, une colocation bienveillante. Antoine était devenu avec le temps un époux qu’elle respectait par habitude, mais qui ne la faisait plus vibrer. Un désenchantement qu’elle dissimulait derrière son rôle de femme au foyer modèle. Ses déplacements professionnels incessants l’avaient laissée trop souvent seule à gérer pour deux les enfants, seule, nuit après nuit, dans leur grand lit, leur grande chambre, leur grande maison. Antoine n’était plus avec elle, avec sa famille, depuis bien longtemps.

Caroline repose sans sourciller le souvenir hypocrite à sa place initiale. Ce cliché de leurs visages souriants sur le Pont des Soupirs n’est rien de plus qu’une mascarade destinée à rassurer leurs proches, leurs enfants en particulier. Pourtant, ce matin encore, et de manière obsédante ces temps derniers, une présence humaine, même éphémère comme celle d’un mari distant, lui semblerait une bénédiction.

Tout aussi motivée qu’à son réveil, elle s’oblige à descendre, à tenir comme chaque jour son rôle de maîtresse de maison, ne serait-ce que pour veiller au bien-être de ses chiennes en les nourrissant. Maya, le labrador bulldozer, dévore ses croquettes comme si sa vie en dépendait. Style, le lévrier espagnol, tout en retenue, chipote à sa façon, en princesse délicate. Machinalement, Caroline se prépare un mug géant de café noir, ouvre la porte du jardin pour la sortie pipi des filles et s’affale dans le canapé du salon en remontant la fermeture éclair de sa polaire. Le café, trop chaud, lui brûle la gorge. Elle jure à nouveau en le posant sur la table basse et attrape au passage son portable. Il a fini de recharger durant la nuit et elle va pouvoir lire, si toutefois il y en a, les SMS et autres mails qu’elle aurait pu rater hier, faute de batterie. C’est finalement Noël avant l’heure, elle découvre trois messages non lus, les ouvre dans un regain d’énergie positive, trop heureuse d’avoir, pour une fois, un dérivatif à sa mauvaise humeur matinale.

Le premier, de Morgane, sa jolie blondinette de vingt-cinq ans fraîchement installée à Paris avec son chéri, lui annonce que son nouveau boulot d’agent de voyage est trop cool.

Merci Tati Anne pour le piston !

Le second lui vient directement d’Australie. Son bébé de vingt ans, Raphaël, s’octroie une année sabbatique pour faire le tour du monde afin de trouver sa voie et se ressourcer après le drame. Il l’informe qu’il n’a pas encore été dévoré par un crocodile, mais que les moustiques sont légion.

S’il croit qu’une note d’humour peut me faire oublier qu’il ne m’a pas donné signe de vie depuis dix jours, il se trompe, mon fils indigne !

Il envisage de bourlinguer encore quelque temps du côté de Sydney avant de poursuivre sur Melbourne ou de renter en France. Elle imagine que c’est son porte-monnaie qui en décidera.

Le troisième message a été envoyé par sa brillante, et non moins exaspérante sœur cadette Anne, directrice des ressources humaines d’une enseigne de voyagiste, ce qui explique en grande partie le poste super cool de sa fille. Comme à son habitude, elle est particulièrement prolixe.

« Je t’appelle ce soir à vingt heures. Faut qu’on parle. »

Fichue frangine. Pas un mot de trop. Une main d’acier dans un gant en toile émeri ! Il est passé où, ton amour fraternel ?

Elle s’empresse de répondre à ses deux amours.

« Salut, ma puce. J’étais sûre que ce boulot était fait pour toi ! Pense à remercier ta tante. Je t’aime, ma minette. Fonce et accroche-toi ! Celui-là, c’est le bon. Bisous. »

Caroline doit toujours faire de la surenchère de positivisme avec Morgane. Sa fille vient de décrocher son troisième boulot en six mois, bien loin encore du modèle standard de stabilité. Mais sa grande est enfin autonome et se découvre peut-être même une vocation. Alléluia !

« Coucou, mon petit homme. Merci de tenir ta vieille mère au courant de tes déplacements plus d’une fois par quinzaine, s’il te plaît. As-tu reçu mon virement ? Je suppose que oui, sinon tu m’aurais contactée bien plus tôt. Prends bien soin de toi, mon chéri, et gare aux kangourous ! Biz. »

Lui, par contre, est le roi du je-m’en-foutisme. On ne laisse jamais sa maman sans nouvelle ! Il devrait pourtant le savoir, ce voyageur pas encore tout à fait autonome, celui-là.

Caroline repose le téléphone, rassurée sur le sort de ses enfants, mais avec ce goût d’inachevé au creux du cœur qui lui est si familier. Elle aurait voulu leur en écrire tellement plus… La raison l’emporte pourtant à chaque fois sur son instinct de mère surprotectrice. Elle ne veut pas qu’ils s’inquiètent pour elle. Cela fait quatre mois maintenant qu’ils ont à nouveau quitté le nid. Plus d’un mois après les obsèques à la soutenir, la surveiller, la cajoler. Leur dévoiler sa solitude ou son manque d’entrain serait leur offrir l’excuse parfaite pour revenir. Ce n’est certainement pas l’avenir qu’elle leur souhaite, alors elle se tait, elle camoufle. Rêvant à leur chimérique retour, Caroline retombe un instant dans ses vieux travers, imagine une vie divinement parfaite, tous trois réunis… comme avant. Rapidement pourtant, elle se reprend, interdisant à son esprit de s’égarer dans un monde utopique dangereusement néfaste pour sa santé mentale. Il faut qu’elle bouge avant la catatonie fatale. D’un pas décidé, sa paire de pantoufles mémérisante aux pieds, elle gravit à nouveau l’escalier.

La chambre de Morgane happe son regard, toute baignée qu’elle est de la lumière rougeoyante du soleil qui monte enfin vers l’horizon. Impeccablement rangée, comme l’intégralité de la maison depuis que sa récente passion pour le ménage a émergé, son aînée y a laissé tous ses souvenirs d’enfance. Caroline parcourt du bout des doigts les étagères chargées de trophées. Elle s’attarde sur les photos au mur, Morgane à cheval sur la plupart, des concours d’obstacles avec Gitano, des câlins dans le box, assise dans la paille, son kikinou lui mordillant le cou. Elle encore, au galop sur Forever, son pur-sang réformé, souriant jusqu’aux oreilles sur sa petite Ferrari à quatre fers, comme elle aimait l’appeler. Les filles de la famille ont les chevaux dans le sang. Caroline avait acheté Forever sur un coup de cœur, juste après leur installation dans la maison, un vieux corps de ferme en lisière de village. Un grand terrain jouxtait la bâtisse principale et une grange attenante pouvait servir d’abri. L’endroit était parfait pour assouvir son rêve de petite fille. Puis, pour les dix ans de Morgane, le couple lui avait offert Gitano, son poney.

Depuis, les choses ont bien changé. Elle possède toujours la grande bâtisse, mais les prés sont déserts. Son vieux Forever l’avait quittée trois ans plus tôt. Gitano était parti lui aussi, mais chez Virginie, une amie du village. Sa fille Emma et elle s’occupaient des chevaux durant leurs absences. Lorsque Morgane avait rejoint Paris, elle avait offert son poney à une Emma folle de joie.

Cette maison est maudite. Tout le monde la quitte un jour ou l’autre… sauf moi. Je suis la dernière gardienne du Temple, toujours fidèle au poste…

Son tour d’inspection des photographies et des poussières terminé, Caroline referme à regret la porte de la chambre et constate… qu’une bonne heure est passée. Bien que rien ne la presse, elle s’invective de s’être encore laissée aller à un excès de sentimentalisme.

Allez, feignasse ! Opération décrassage, habillage, ménage encore, car oui, l’ennui me rend maniaque. Remplissage du frigidaire, même si cuisiner pour une seule personne n’a rien d’excitant, mais les emplettes ont au moins le mérite d’avoir l’illusion d’une vie sociale. Baladage des chiens, même si cela ne se dit pas, ça rime. Et, pour finir, grignotage devant la télé… Planning de la journée bouclé, génial !

Elle passe par sa chambre désormais monoparentale, ouvre la penderie pour en sortir sans réfléchir sa tenue de prédilection, legging noir et pull à grosses mailles qui arrive à mi-cuisses, puis rejoint la salle de bains attenante. Les spots l’éblouissent et le miroir l’agresse. Elle plisse les yeux pour mieux le fixer.

Mince, t’es toujours là, toi ! T’as pas changé… Regrettable.

Elle n’aime définitivement pas la femme qui lui fait face. Mais plutôt que de l’éviter comme à son habitude, aujourd’hui, elle l’observe et l’affronte. Elle improvise une séance d’autoflagellation verbale à visée hautement thérapeutique.

– Salut, ma vieille Caro ! Oh que oui, quarante-sept ans, c’est indéniablement Ma Vieille… et Ma Grosse Vieille en plus, si j’en crois cette vision d’horreur. Non, mais regarde-toi, c’est pathétique. Sept kilos en six mois ! Tu te voiles la face en t’imaginant que ce léger surpoids se répartit discrètement sur ton mètre soixante-quinze. C’est complètement faux. Tu as pris des hanches et deux tailles de pantalon !… Et ces cheveux ! Ils n’ont pas été saluer le coiffeur depuis des mois. Tes jambes n’ont pas vu le rasoir depuis Mathusalem non plus, Miss Yéti, et je remarque que tu as encore choisi une tenue hyper glamour… Boudin !

Caroline pensait naïvement qu’en s’assénant ses quatre vérités à haute voix, une once de rébellion la sortirait de son apathie, mais que dalle, pas un frémissement. Elle se fait sévèrement face : rien de plus affligeant qu’un corps qu’elle nie royalement et un esprit qui mouline dans le vide les deux tiers de la journée.

O.K., retour à la case départ ! Je suis juste moche, nulle, inutile et… je m’en balance !

Forte de cette constatation qui ne remonte en rien son moral, elle prend sa douche en mode zombie décérébré, s’habille et se coiffe à la va-vite en évitant soigneusement le miroir de la honte et décide, en refermant le portail de la maison, d’occulter une fois pour toutes de sa mémoire ce monologue improductif.

La journée se passe donc étrangement bien, compte tenu de tous les détails désagréables qu’elle s’impose de ne pas voir et de tous les sentiments qu’elle choisit de ne pas ressentir. Elle navigue en mode furtif dans les rayons du supermarché, achète des plats tout prêts pour une personne. L’esprit petit village n’a pas que du bon, et croiser une connaissance l’obligerait à une conversation de complaisance teintée d’une sollicitude qui, au mieux, l’indifférerait et, au pire, lui taperait franchement sur les nerfs. Après un passage éclair à la maison, elle chausse ses vieilles bottes en plastique pour une balade avec les chiennes dans la campagne boueuse. Début avril lui réserve une averse aussi torrentielle que subite, et elle rentre trempée, ses cheveux fins et sans forme collés au visage. Mais, là encore, peu lui importe, il n’y a pas âme qui vive pour le remarquer. Les quelques amies qui lui sont restées fidèles ne passent plus qu’en coup de vent ou téléphonent pour une invitation au café du village qu’elle refuse presque systématiquement. Son manque d’enthousiasme chronique a fini par les rebuter, et elle les comprend, elle se désespère elle-même.

Disparue la femme sociable, enjouée, toujours partante pour une solde-party ou une brocante qu’elle était il y a encore six mois. Elle avait alors la vie simple d’une femme entretenue par un époux conciliant, un réseau de bonnes copines oisives, mais dynamiques, des enfants adorables à élever. Difficile, dans ces conditions, d’imaginer qu’un soir de brouillard, un chevreuil et une sortie de route puissent remettre autant une vie en perspective. Antoine est parti pour un monde meilleur, ne cesse-t-on de lui rappeler. C’est honteusement abject et égoïste d’avoir une telle pensée, mais grand bien lui fasse ! Parce qu’elle, elle est restée dans ce monde-ci, et il n’est pas aussi merveilleux que ce que chacun s’emploie régulièrement à lui répéter.

Bref, après une promenade humide, un ménage fait pour la forme, puisque rien n’est sale, et un téléphone qui n’a pas sonné une seule fois de la journée — quelle surprise ! —, Caroline occupe sa fin d’après-midi au courrier. Elle dépose sur la table du salon un monstrueux tas de publicités parmi lesquelles se cache néanmoins une lettre assassine, le relevé de compte de sa banque. Elle ne souhaite pas l’ouvrir, elle sait déjà ce qu’elle contient. Elle est dans l’orange, bien mûr. Le règlement des obsèques, les traites de la maison, les impôts et les aides financières répétées aux enfants ont lentement grignoté son dernier compte épargne. Elle relit deux fois le solde pourtant sans équivoque. C’est pire que ce qu’elle croyait, elle flirte avec le découvert dès le début du mois. Naufrage en vue !

Blasée, Caroline remet le courrier dans son enveloppe, jette le tout sur la table. Elle empoigne au passage ses réconforts du soir, la télécommande et le paquet de chips qui doit lui faire office de dîner, mais est coupée dans son élan par la sonnerie du portable. Zut ! La photo de sa sœur s’affiche à l’écran, bien plus tôt que prévu. Psychologiquement, elle n’est pas prête, mais elle décroche en poussant un juron des plus grossiers. De toutes les façons, Anne va insister.

– Tu es en avance. On n’avait pas dit vingt heures ? T’es chiante !

Son venin tout juste craché, elle regrette déjà. Passer pour une garce mal embouchée avec l’attaque comme seule ligne de défense est loin de la calmer. Mais, à sa décharge, sa sœur ne l’appelle plus ces temps-ci que pour lui faire des reproches sur son laxisme, et elle subodore que cette conversation ne sera pas différente de celle des jours précédents.

– Salut, Caro. Moi aussi, je suis contente de t’entendre. Je suis encore au boulot. Alors, oui, je t’appelle un peu plus tôt. Je bouscule ton emploi du temps surchargé ?

Ça y est, c’est reparti, elle est caustique. Sentant la lassitude poindre, Caroline soupire d’exaspération, espérant lui signifier sans ambiguïté son profond dédain.

– Non, ça va. Rien qu’un paquet de chips en guise de rencard. Il s’en remettra !

Peut-être qu’une pointe d’humour me sauvera la mise, mais j’en doute !

– O.K., je vois… Rien n’a changé alors ?

– Si, l’état de mon compte en banque.

– Tu veux mon avis ? Non ? Ben, tu n’as pas le choix. Quitte ta campagne, ta petite vue sur les montagnes enneigées. C’est bucolique à souhait, mais il n’y a pas que ça dans la vie ! Mieux encore, vends cette baraque paumée et trouve quelque chose de plus petit en ville… Hé oh, réveille-toi un peu… T’es toujours là ?

– Oui, je ne t’ai pas encore raccroché au nez. Pour la baraque, tu as peut-être raison. J’y ai pensé, figure-toi. Financièrement, ce serait la chose la plus raisonnable à faire. Quoi que tu en penses, j’ai encore quelques neurones qui fonctionnent, et tu sais qu’en temps normal, j’ai les pieds sur terre.

– Sauf qu’en ce moment, tu patauges grave ! Cherche quelque chose près de chez moi, par exemple, et trouve-toi de nouvelles occupations. Laisse tomber ta campagne profonde !

– Ce qu’il me faudrait surtout, c’est un boulot, n’importe quoi pour renflouer mon porte-monnaie.

– Qu’est-ce qui t’en empêche ?

– Il faut être lucide, ma belle ! Je n’ai jamais bossé de ma vie et je ne possède qu’une licence d’anglais inexploitable en guise de Curriculum Vitae. À part serveuse ou caissière, je ne vois pas. Et encore, à mon âge, j’ai toutes les chances d’être refoulée, même pour ce genre de poste. Les seules choses que je sache faire, c’est tenir une maison, cuisiner, m’occuper des enfants et gérer le budget familial. Édifiant, non ?

– …

– Oh, tu m’écoutes ?

– Oui, oui, j’ai entendu et je réfléchissais. Je ne voudrais pas trop m’avancer, mais… Je te rappelle.

Je ne le crois pas, cette garce a osé !

Anne vient de lui raccrocher au nez, sans préavis, rien, alors qu’elle lui faisait part d’informations cruciales. Cela n’a donc aucune importance d’apprendre qu’éventuellement, à contrecœur, elle pourrait se séparer de la maison, chercher un emploi, bref, qu’elle est potentiellement prête à se bouger les fesses ? Madame est peut-être fine psychologue dans sa société, mais avec ses proches, elle ne fait pas dans l’humanitaire ! Atterrée par autant de désinvolture, Caroline tente de la recontacter, sans succès. Elle tombe immanquablement sur sa foutue messagerie. Inutile d’essayer sur le fixe de son domicile, Anne a précisé qu’elle était encore au boulot. La connaissant, elle peut ne pas rentrer chez elle avant onze heures ou minuit. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu son mariage et la garde alternée de son fils. Carrière : un. Famille : zéro.

Elle est vraiment pas cool, la frangine ! Jamais là quand il faut !

Tout en continuant à ruminer sa déception, Caroline décide de se rabattre, comme prévu, sur ses chips et une série policière américaine qui ne demande aucun effort de concentration.

Vers vingt-trois heures, son portable sonne à nouveau.

– Tiens, te revoilà. Tu as vu l’heure ?

– Re-coucou, sœurette. Désolée pour tout à l’heure, mais j’ai eu une illumination divine et il fallait que je la vérifie au plus vite. Voilà, je n’aurai qu’une question à te poser avant de t’exposer mon idée en détail. Tu écoutes bien ?

Anne ne lui offre pas le loisir de répondre qu’elle enchaîne aussitôt sur un ton mélodramatique qui ne laisse rien présager de bon.

– Serais-tu prête à m’offrir deux mois de ta vie ? Allez, réponds. Ne réfléchis pas et dis-moi si, dès demain, tu serais prête à tout quitter pour moi.

Le cerveau pathologiquement défaitiste de Caroline se verrouille immédiatement sur le programme Catastrophe.

C’est quoi, cette question ?… Zut, elle est malade, elle a besoin de moi pour la soutenir… Un cancer peut-être. Oh non, non, non, elle ne me demanderait pas un engagement pareil, sur un ton pareil, si cela n’était pas super grave.

– Bien sûr que je lâcherais tout pour toi, c’est évident. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es malade, c’est ça ? Allez, accouche, merde !

Elle a crié si fort que les chiennes ont fui le canapé devant l’avis de tempête. Son cœur s’emballe, elle a les mains moites crispées sur le téléphone, mais la voix qui lui parle en retour est étrangement enjouée.

– Super ! C’est ce que je voulais entendre. Tu promets, hein, t’es dispo ?

– Oui, je promets. Maintenant, balance la mauvaise nouvelle.

– Hein ? Non, je t’ai juste trouvé un boulot. Y a pas mort d’homme ! C’est une très bonne nouvelle, au contraire.

Alors là, ma vieille, tu dépasses carrément les bornes de la bienséance, même entre frangines !

Caroline imaginait le pire, une maladie dévastatrice, elle est en apnée et au bord de la syncope depuis cinq minutes, et Anne lui propose tranquillement un job ! Ulcérée, elle hurle de plus belle.

– Quoi ? Je me tape une trouille d’enfer à cette heure totalement indue pour qu’on parle boulot ? Ça ne pouvait pas attendre demain matin ?

– Non, ça ne pouvait absolument pas attendre. Mille excuses pour ta petite montée d’adrénaline ! Je t’expose l’idée et je veux que tu y réfléchisses très sérieusement, toute la nuit s’il le faut. J’attends une réponse demain à la première heure. Et n’oublie pas que tu as promis et qu’il y a quelques secondes encore, tu étais prête à tout lâcher pour moi. Ceci étant dit, ai-je ton attention ?

Oui, elle l’a. Le cœur de Caroline reprend doucement un rythme normal. Elle s’est recalée au fond de son canapé et Anne a pris ce ton qu’elle lui connaît si bien de Madame Je-Maîtrise qui lui fait espérer que son projet n’est peut-être pas si rocambolesque.

– Vas-y, je t’écoute. Parle-moi de ton job providentiel à la Capitale. Mais ne t’emballe pas trop vite. Je ne dirai pas oui sans une excellente plaidoirie.

– Déjà, désolée, mais ça n’est pas à Paris. C’est à… Jersey.

Caroline ravale un hoquet, ouvre la bouche pour un énième hurlement outré, mais Anne ne lui laisse pas le temps de l’interrompre.

– Tu connais mon amie, Jocelyne… En fait, non, tu ne la connais pas. On a été collègues pendant dix ans et plutôt bonnes copines aussi. On s’est un peu perdues de vue, mais on reste en contact. Et justement, j’ai eu de ses nouvelles pas plus tard qu’hier. Depuis trois ans, elle est directrice d’un hôtel de luxe à Jersey. Elle me racontait qu’elle était dans la panade parce qu’une de ses gouvernantes s’est cassé la jambe. Résultat, plâtre, convalescence, rééducation, tu vois le tableau. Bref, elle ne s’en sort pas, il lui faut quelqu’un au plus vite, une personne de confiance pour pallier deux mois d’absence de son employée. Et c’est maintenant que tu vas me trouver génialissime… J’ai pensé à toi !

Sa tirade était fort bien préparée, du grand art pour faire passer une pilule plus grosse qu’un pamplemousse. Anne reprend son souffle, et Caroline en profite pour s’interposer en aboyant dans le micro.

– Mais ça ne va pas ! Je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi peut ressembler le travail d’une gouvernante, encore moins dans un hôtel de luxe et dans un pays anglophone. T’es une grande malade, tu sais ?

– Hé, pas de panique ! J’en ai discuté pendant plus d’une heure avec elle. Elle connaît ton cas, la mort d’Antoine, la déprime, le trou paumé dans lequel tu vis, les soucis d’argent. Pour faire court, elle sait tout. Et j’ai pu la convaincre de te laisser ta chance en tant qu’assistante rattachée au service d’étage. Tu es organisée, rigoureuse, pour ne pas dire maniaque. Tu as toujours été hyper sociable. Ce poste pourrait parfaitement te convenir. Mais surtout, tu prendrais un nouveau départ dans un lieu complètement différent et particulièrement stimulant. Tu ne trouves pas cela excitant ?

– D’abord, je ne suis pas un cas désespéré, comme tu as pu le laisser croire à ta vieille copine. C’est vexant et dégradant. Et pour l’anglais, je fais quoi, des cours en accéléré Être-Bilingue-En-Trois-Jours ?

– À d’autres ! Tu parles déjà anglais. Tu ne pratiques peut-être plus tous les jours, mais tu te débrouilles très bien. Tu y mets vraiment de la mauvaise volonté !

Caroline sait que sa sœur n’a pas complètement tort, cet argument ne tient pas la route. Pragmatique, elle cherche une nouvelle approche, imparable celle-ci.

– O.K., tu marques un point. Mais les chiennes, alors ? Je ne peux pas les abandonner. Et la maison, j’en fais quoi ? Et où je vivrai ? Et tu te rends compte des frais pour me rendre là-bas ?

– Pour le logement, c’est déjà prévu. Tu disposes d’un studio sur la propriété. Tu es nourrie et blanchie aussi. Tu auras un bel uniforme, c’est pas chouette, ça ? Pour ce qui est des chiens, je lui ai posé la question. Je savais bien que tu me sortirais cet argument. Eh bien, ça marche aussi. Il n’y a pas de quarantaine, et Jocelyne accepte que tu les amènes. J’ajoute à cela un salaire plutôt attrayant et un petit bonus : je me charge en personne des billets d’avion. Alors, tu en penses quoi de ma brillante idée ?

Et zut, elle a réponse à tout, cette garce ! J’en pense quoi ? Que je suis prise au piège avec ton idée à deux balles, que je ne trouve plus d’objection valable hormis celle d’être morte de peur.

Vite, il lui faut identifier, dans ce plan diaboliquement orchestré, la faille qui lui permettrait de gagner du temps ou de refuser sans paraître exagérément timorée.

– Je ne sais pas trop… Cette proposition est très soudaine et complètement dingue. Laisse-moi la nuit pour réfléchir. Hein, s’il te plaît, Anne, une toute petite nuit de patience ?

Elle la joue plaintive. Elle sait que cela marche sur Anne, avec elle et son fils uniquement, et dans des situations désespérées. Et ce soir, c’est une situation désespérée, du moins de son point de vue. Magnanime, Anne lui accorde finalement sa nuit de réflexion, non sans lui avoir arraché la promesse solennelle de donner sa réponse le lendemain avant dix heures.

Quatre heures du matin.

Le menton posé mollement au creux de la main, Caroline fixe son bloc-notes d’un œil noir plein de reproches. Elle vient de passer cinq fastidieuses heures à lister le pour et le contre de ce projet démentiel. Elle est épuisée, la tête au bord de l’explosion neuronale, mais le bilan est là, noir sur blanc sous ses yeux. Il n’existe aucun argument négatif qui ne soit insoluble.

O.K., je vois. Cette cochonnerie de liste veut ma mort. Alors maintenant, je fais quoi ? Je saute ou je ne saute pas ? Merde, cette idée me fiche une trouille monstre. Mais si je reste ici, je deviens quoi ? Elle se résume à quoi, ma vie, aujourd’hui ?

Face à l’évidence, elle doit se faire une raison. Anne était dans le vrai, elle s’enterre dans sa campagne. Ce voyage est peut-être l’unique occasion de donner un coup de pied à la vie d’ermite qu’elle mène actuellement. Elle relit les gribouillages au bas de sa feuille, une ébauche des incontournables du départ précipité selon sa philosophie. En femme ordonnée qu’elle a appris à être, elle sait que son passeport est toujours valide et les vaccins des filles à jour. Le reste n’est que détails et demande un brin d’organisation, mais cela, elle maîtrise à la perfection.

Par prudence, elle prépare un SMS de confirmation différé à huit heures du matin pour Anne. Elle a tranché, probablement beaucoup trop vite, mais ce n’est plus négociable. Elle accepte, et sa décision lui donne le vertige. Avec la mauvaise foi qui la caractérise, elle le met sur le compte de la fatigue, et non sur celui de la panique. Allongée sur le canapé, elle ferme les yeux, s’interdisant de tendre subrepticement la main vers son téléphone dans un dernier élan de lucidité face à la bêtise monumentale qu’elle s’apprête à commettre. Contre toute attente, sa tête se vide en moins d’une minute.

*

Mardi, huit heures moins trois.

Caroline est réveillée avant l’alarme. Malgré quatre petites heures de sommeil, elle est en pleine forme, sereine face à sa décision. Les doutes de la veille font maintenant place à un besoin incontrôlable d’aller de l’avant. Elle attrape son portable, l’envoi du message se valide sous ses yeux. Si elle avait voulu reculer, c’est trop tard… Tant mieux.

« O.K., confirme mon arrivée à ta copine. »

Anne répond dans la minute, visiblement déjà sur le pied de guerre.

« Message transmis à qui de droit. Billets d’avion en cours de validation pour vendredi, mais à reconfirmer. Bonne décision. Je t’aime. »

Échange succinct, mais efficace, comme toujours entre elles.

Rituel immuable oblige, Caroline file dans la cuisine se préparer le premier d’une longue série de cafés, donne leurs croquettes aux filles, ouvre la porte du jardin et en profite pour leur annoncer officiellement leur prochain départ. Affligeant ! Ses chiennes sont les premières à apprendre leur voyage, comme si elles pouvaient y comprendre quoi que ce soit. Il ne manquerait plus qu’elle en parle aussi à ses plantes vertes, et elle serait définitivement cataloguée névrotique.

Elle ne tient plus en place, s’impatiente de ce début de matinée qui traîne déjà trop en longueur. Il est huit heures et quart, un peu tôt pour ses copines, mais elle envoie tout de même un SMS groupé à ses cinq contacts les plus précieux.

« Grande nouvelle : je pars dans trois jours bosser à Jersey. Besoin d’aide pour vider la maison avant de la mettre en vente. Qui peut passer sa journée de demain avec moi ? »

À neuf heures, elle a reçu la réponse de chacune, toutes plus surprises et curieuses les unes que les autres, mais toutes partantes pour une journée Marathon du Déménagement. Les questions, elle en est sûre, seront pour demain.

Durant toute la matinée, elle enchaîne frénétiquement les coups de fil et les kilomètres en voiture, contacte monsieur Vermont, l’agent immobilier du village, car oui, elle vit tout de même dans un très gros village et il y a une agence, poursuit avec une visite improvisée chez Jacques, son vétérinaire, pour vérifier les passeports des filles. Il procède ce faisant au traitement antiparasitaire obligatoire pour entrer à Jersey et elle lui commande en urgence deux caisses de transport homologuées « Transport aérien ». Enfin, de retour chez elle et après avoir savamment pesé chaque mot de chaque phrase, elle envoie un mail à ses enfants, leur exposant son projet, vantant à l’excès les bienfaits d’un dépaysement et d’un retour à une activité professionnelle. Prétextant le tourbillon des préparatifs, et surtout pour éviter toute question qui ébranlerait son optimisme déjà défaillant, elle leur demande de ne pas lui téléphoner dans l’immédiat et leur promet de donner des nouvelles dès son installation sur l’île.

Maïté et sa bonne humeur communicative arrivent en début d’après-midi. Coiffeuse-esthéticienne à domicile, l’exubérante jeune femme a répondu à sa supplique et passe au pied levé pour la pomponner. Aujourd’hui, Caroline a grand besoin de ses ondes positives et de ses bons soins sur son corps honteusement négligé. Maïté lui confirme d’ailleurs dans une moue faussement réprobatrice et un grand éclat de rire qu’effectivement, le terrain est en jachère depuis bien trop longtemps. Après trois heures à osciller entre douce béatitude des massages aux huiles essentielles et douleur dévastatrice de l’épilation à la cire, Maïté l’affirme métamorphosée. Caroline a un doute, mais ne peut se cacher, face au reflet du miroir, que, pour la première fois depuis des mois, elle se trouve presque mignonne. Cette coupe courte à la garçonne, pour donner du volume aux cheveux et mettre son joli visage en valeur, se répète-t-elle comme une leçon bien apprise, et les cours accélérés de mise en beauté font des miracles sur son estime de soi.

Ce soir-là, elle n’a ni besoin ni envie de s’appesantir sur le programme télé. Elle avale son dîner réchauffé au micro-ondes avec conviction, regarde le journal du soir, puis coupe pour se concentrer sur les tâches du lendemain. Un petit listing papier plus tard et elle monte se coucher avec sa garde rapprochée canine. Il n’est que vingt-deux heures, mais la fatigue de sa courte nuit de la veille la propulse en quelques minutes dans les bras de Morphée.

*

Levée aux aurores, Caroline appréhende la journée qui l’attend. Les copines sont sur le pied de guerre à neuf heures tapantes, survoltées, la bombardant de questions, tournant et virant dans la maison comme un essaim d’abeilles ouvrières. La maison est minutieusement inspectée, aucun bibelot n’est oublié. Sans état d’âme, elles empaquettent, et Caroline lentement s’étiole, submergée par leur enthousiasme et leur vivacité. Elles s’activent sans faiblir, elle les seconde sans réfléchir et sans grand résultat. Devant son apathie grandissante, elles lui accordent un instant de répit pour le désencombrement de sa chambre. Depuis la disparition d’Antoine, Caroline n’avait jamais eu le courage de trier ses effets personnels. Ranger dans des boîtes leurs souvenirs intimes est aujourd’hui une nécessité dont elle doit s’acquitter seule. Consciencieusement, elle stocke les vêtements dans de vieilles valises, s’efforçant de ne pas s’appesantir sur chaque pull, veste ou chemise qu’il a un jour porté et qu’elle plie pour la dernière fois. Puis elle met de côté les quelques tenues qu’elle considère valables pour son voyage. Les penderies vidées, les vêtements conservés ne prennent finalement qu’une misérable petite valise. Une séance shopping s’impose, au moins pour investir dans les basiques. Le reste s’achètera sur place, lorsqu’elle aura une idée plus précise des standards vestimentaires anglo-saxons.

À dix-sept heures, la maison est prête, aseptisée, vide de tout souvenir. Il ne subsiste aucune trace d’Antoine, des enfants ou d’elle. Leur passage ici repose dans de vulgaires boîtes en carton reléguées dans la grange poussiéreuse. Les amies repartent comme elles sont venues, dans un tourbillon d’embrassades et de promesses de nouvelles rapides et détaillées.

Monsieur Vermont passe comme prévu à dix-huit heures, prend des dizaines de photos, lui fait signer le contrat de mise en vente et lui souhaite une bonne chance pour la suite de pure politesse. En cet instant, elle le déteste. Il ne sait rien de sa suite, et encore moins si elle sera bonne. Il n’imagine pas combien sa carapace protectrice se fissure en paraphant ces papiers. Sa maison ne lui appartient déjà plus. Elle l’abandonne derrière elle comme tous ses objets personnels dans la grange. Le moral chancelant, Caroline lui remet les clés après avoir fermé cérémonieusement le dernier volet de la porte d’entrée et s’échappe sans se retourner.

Elle rejoint Virginie qui a accepté de les accueillir, ses filles et elle, son dernier refuge avant le Grand Départ, disserte devant un bon repas — fait maison celui-là — sur sa future vie d’expatriée. Avant qu’elle ne rejoigne sa chambre, Virginie lui offre un petit guide sur Jersey, Ses Incontournables et Ses Coins Secrets. En le survolant d’un œil distrait, Caroline réalise qu’elle n’est même pas curieuse de sa destination prochaine. Elle ne connaît rien de cette île, et ce recueil aurait dû combler en partie son inculture. Pourtant, elle le pose sur sa valise et l’oublie aussi vite. Finalement, elle se moque de savoir où elle va, si l’endroit est bucolique, si elle aimera le dépaysement. Caroline part, c’est tout ce qu’il y a à savoir. Elle ne veut pas en apprendre plus. Elle a bien trop peur d’en apprendre plus.

*

La matinée de jeudi est consacrée, comme prévu la veille, aux achats de premier secours. Caroline investit dans quelques vêtements passe-partout, et surtout dans son budget, dans le style bohème chic qu’elle affectionne. Elle y ajoute une paire de bottines en daim gris clair, une folie. Pragmatique, elle sait qu’elles seront sales en un rien de temps, mais elles ont l’avantage d’être diaboliquement confortables. Des ballerines noires pour le boulot, et la voilà parée. Immanquablement, elle craque à la dernière minute pour une petite robe droite toute simple, bleu nuit, de belle facture. L’excuse est toute trouvée : elle lui évitera un faux pas vestimentaire pour son premier jour de travail. Elle ajoute en catastrophe un sac besace, un fourre-tout sans charme, mais pratique pour les longs déplacements.

Maintenant que son compte en banque est officiellement dans le rouge, elle doit finir de boucler ses valises, ou plutôt son unique valise. Elle récupère les caisses de transport chez le vétérinaire, retourne chez Virginie imprimer les derniers détails de son périple qu’Anne lui a fait parvenir par mail dans la matinée. Non sans une pointe de fierté, Caroline y apprend que Le Belvédère, un hôtel cinq étoiles sur l’agglomération de St-Aubin, est l’un des fleurons de l’île. Madame Duquène, Jocelyne pour les intimes, sa future directrice, l’y recevra pour son premier jour, lundi prochain à dix heures. Son arrivée sur l’île est néanmoins prévue dès vendredi soir pour qu’elle dispose du week-end afin de prendre ses marques. L’avion Air France décolle d’Orly demain à quatorze heures. S’ensuivra un voyage de quatre heures avec une escale à Southampton. Il est aussi prévu que quelqu’un les réceptionne à l’aéroport pour les conduire sur le domaine. Le programme est méticuleusement organisé ; Caroline n’en attendait pas moins de sa chère sœur.

Midi. Caroline est en retard, ou du moins persuadée de l’être tant elle est nerveuse. Elle range méticuleusement dans son sac neuf son passeport et ceux des chiennes, son téléphone, sa tablette et son chargeur, puis, rapidement et dans un désordre grandissant, tout ce qui lui tombe sous la main qui pourrait hypothétiquement servir et ne rentre plus dans la valise. Elle installe les filles dans leurs caisses, embrasse rapidement Virginie pour ne pas craquer et différer de façon permanente son départ, puis prend enfin la route, direction Paris, pour sa dernière nuit en France.

Dieu, qu’il est long, ce trajet sur l’autoroute !

Elle accompagne la radio en chantant à tue-tête pour ne pas penser à cette bourde monumentale qu’elle s’obstine à commettre. Elle accélère à chaque bretelle de sortie pour s’éviter de prendre la tangente et disparaître. Son optimisme fait le yo-yo, tandis qu’elle avale les kilomètres. Seule dans son vieux break, elle veut faire demi-tour. À chaque appel d’Anne qui s’informe de sa progression, elle se dit qu’il est trop tard pour reculer et reprend confiance.

La nuit est tombée lorsque Caroline arrive devant le petit pavillon de sa sœur. Pour l’occasion, cette dernière a revu son planning de ministre et l’attend en trépignant. À peine le temps de se dégourdir les jambes qu’elles sont déjà à table et qu’Anne se met à disserter avec passion sur la vie merveilleuse qu’offre Jersey. Caroline feint de s’extasier sur le charme du climat, de la côte et des boutiques détaxées, mais elle a le cerveau embrumé par plus de huit heures de voiture et elle sature rapidement sous le flot continu des descriptifs dithyrambiques.

Après deux interminables heures, elle parvient enfin à interrompre le fastidieux monologue dans un ultime hochement de tête assorti d’un bâillement outrancier. Anne comprend le message, Caroline s’éclipse sans attendre. Mais, malgré la fatigue, elle peine à s’endormir. Le flot survolté d’informations de sa sœur n’a fait que rajouter à sa nervosité. Elle l’endigue tant bien que mal en tentant de se convaincre qu’elle ne part que pour deux petits mois, que Jersey n’est pas le bout du monde, qu’elle en est capable, elle en est capable…

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Commentaires récents

Commentaire ajouté par Lalectricecompulsive 2019-10-28T13:15:46+01:00
Argent

Je découvre un nouvel univers créé par une auteure à la plume intuitive , maîtrisée et qui enfin propose une histoire avec des personnages qui me ressemble et qui sont plus proche de la personne que je suis que la plupart des romans que j'ai pu voir en librairie récemment. Laureline Roy est une auteure brillante qui donne tout à son lectorat et qui recherche leur proximité, je pense que ça doit être une personne vraiment abordable et sensible pour si bien décrire mes émotions et nous les faire ressentir.

Voilà enfin une romance à laquelle les femmes de plus de trente ans peuvent pleinement s'identifier !

C'est si rare! On partage ce beau avec des personnages qui pourraient être nos voisins! Qu'est ce que c'est agréable!

Le récit est écrit avec justesse et pudeur, on savoure cette lecture toute en simplicité.

A 47 ans, Caroline se retrouve seule  après le décès de son mari, les enfants vivent leurs vies mais ses adorables chiennes veillent sur elle.Enfermée dans sa routine il lui manque une étincelle et c'est sa soeur qui va briser sa routine en lui proposant un travail sur l'île de Jersey.En effet cela bouleverse le quotidien et surtout c'est une proposition qui demande réflexion.Sa vie va se retrouver bouleverser par son choix mais à vous de découvrir ce que va vivre Caroline!

C'est l'histoire d'une vie, d'une reconstruction, de rencontres, c'est votre vie et la mienne.Comment ne pas apprécier?Certains se demanderont: " Peut-on aimer un roman qui parle de gens comme nous ? Ou est la part de rêve?" Et bien oui le rêve et l'évasion sont bien présents, n'ayez crainte et tout le mérite revient à la magie de Laureline Roy tout simplement.

L'histoire est assez longue à se mettre en place mais soyez patients et laissez vous porter.Vous découvrirez un fort joli roman.

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Commentaire ajouté par Caroline-92 2018-08-27T09:32:47+02:00
Argent

J'ai beaucoup aimé, on se laisse emporter dans cette belle histoire d'amour. Quelques scènes torrides pour pimenter :). Jusqu'à la fin on se pose la question de savoir comment cela va finir. C'est ça qui m'a plu, habituellement je ne lis pas de roman d'amour et j'avoue que cette fois-ci j'ai été agréablement surprise :) :) Bravo Laureline

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Commentaire ajouté par djetnath 2018-05-19T10:41:50+02:00
Diamant

Une magnifique romance !!!

Caroline vit seule, ses enfants ont quitté le nid tandis que son mari est décédé. Elle s’enterre dans cette vie sans qu’elle ne trouve pas le moyen et le courage de se sortir la tête de l’eau. Mais c’est sans compter sur sa sœur qui a la bonne idée de lui trouver un emploi loin de chez elle. Caroline ne va pas tergiverser pendant des lustres et elle saute sur l’occasion pour changer de vie non sans la peur comme alliée.

Cette nouvelle vie, elle va la faire à Jersey au service d’un hôtel de luxe. Mais son voyage ne va pas être de tout repos surtout lorsqu’un homme décide de s’acharner sur elle, vue de sa fenêtre si l’avion décolle avec du retard c’est sa faute à elle.

Cette nouvelle vie lui plaît et elle se sent bien sur cette île. Le travail lui convient et elle rencontre une charmante dame, mais elle rencontre de nouveau l’homme de l’avion. Un homme sûr de lui, autoritaire, mais qui, malgré tout, possède un magnétisme sur elle.

J’adorais cette histoire sur la reconstruction après le décès du mari et le départ de ses enfants, sur la redécouverte de soi et sur les sentiments vers un autre homme. La plume de Laureline Roy est douce et légère, mais aussi pleine de ressentiment. Elle nous berce avec cette histoire malgré les passages douloureux. Ce roman se lit comme une petite douceur et comme un bonbon, on n’a pas envie que l’histoire s’arrête.

J’adorais le choix des âges de protagonistes et les sujets abordés qui sont une réalité, mais dont on entend peu parler. Cette histoire est attachante tout comme les personnages. Quand j’ai tourné la dernière page, j’étais triste de les quitter mais heureuse de cette belle fin. Les larmes n’étaient pas loin, mais elles sont restées sagement derrière mes paupières. Enfin, jusqu’à ce que j’aille sur Youtube pour écouter la chanson qui est écrite dans l’épilogue, et là je n’ai pas su les retenir. Alors, si vous succombez à la découverte de ce beau roman, faites comme moi quand vous refermerez le livre, et l’émotion sera au rendez-vous !!!

https://surmatabledenuit.blog/2017/05/28/au-premier-jour-du-reste-de-sa-vie-de-laureline-roy/

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Commentaire ajouté par marjoriie24 2018-05-06T19:00:08+02:00
Bronze

Une lecture un peu longue a démarrer , mais une fois dedans on passe un très bon moment .

Une très belle histoire , nous rencontrons Caroline , qui a presque 50 ans pense que sa vie est terminée.

Femme au foyer, ses enfants sont adultes et ont quittés le nid et son mari est décédé quelques mois plus tôt dans un accident de la route.

Déprimé , elle se retrouve seule avec ses deux chiennes .

Elle finit par accepté un poste de gouvernante par besoin financiers , caroline débute alors une nouvelle vie sur cette île et y fait une rencontre qui ne la laissera pas dépourvu.

J'ai passé un très bon moment avec cette lecture , une écriture fine et fluide , une très belle lecture pour bien démarrer l’été .

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Date de sortie

Au premier jour

  • France : 2018-05-15 (Français)

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Note globale 7.5 / 10

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