Perline de Montreuil, tome 1 : Le Sortilège

Nouvel extrait

Après le départ de l’avocat de Langelier, Perline grimpa les marches de l’escalier deux par deux et s’enferma dans sa chambre. La curiosité la rongeait. Elle s’assit à l’indienne au milieu de son grand lit, ouvrit l’enveloppe et en retira cinq pages, qu’elle déplia soigneusement. Le papier, jauni par le temps, montrait clairement que la lettre avait été écrite il y avait très longtemps. Mais ce qui surprit la jeune femme au plus haut point fut de constater que la lettre lui était personnellement adressée. Son cœur se serra un bref instant, puis elle se mit à lire religieusement la fine écriture.

« Chère Perline,

Si un jour tu lis cette lettre, c’est parce que je ne ferai plus partie de ce monde. J’aurais pourtant tout donné pour rester auprès de toi et te voir grandir, mais la vie en aura décidé autrement. Heureusement, le père que tu as ne pourrait être meilleur et je sais qu’il veillera à ton bonheur, tout comme je l’aurais fait.

J’ignore ce qu’il te dira de moi lorsque tu seras en âge de comprendre et je ne peux le blâmer de m’avoir cru folle. Mais je t’assure que j’étais loin de l’être.

Tout a commencé le jour où je suis allée en France pour visiter le château de Montreuil, légué à Charles au décès de ton grand-père Léonard, survenu en avril 1983, soit deux mois avant ta naissance. Tu dois savoir que je suis antiquaire et que grâce à Charles, j’ai pu réaliser mon rêve de posséder ma petite boutique. Quoi de plus naturel pour moi que de m’intéresser aux histoires anciennes ? Lorsque j’ai appris l’existence de ce château, j’y suis accourue, curieuse de connaître son histoire et espérant y faire d’intéressantes trouvailles.

Bien qu’inhabité depuis de nombreuses années, le château est en fait un immense manoir qui a conservé son cachet original. Des meubles anciens dorment encore dans la plupart des pièces, certains étant recouverts de lourdes toiles blanches. Lors de ma première visite, j’y ai trouvé quelques objets que j’ai rapportés au domaine. Et, au fil des semaines qui ont suivi, j’ai fait des recherches sur l’histoire de tes ancêtres, qui m’ont appris ceci :

Il y a plus de deux siècles, au château de Montreuil, dans la vallée de la Loire, vivait le compte Victor de Montreuil. Sa descendance, longue lignée qui remonterait, selon mes recherches, au quinzième siècle, faisait de Victor de Montreuil un noble de haute lignée, dont le comté couvrait de vastes forêts et des plaines verdoyantes.

Le comte et son épouse Amicie avaient deux filles, prénommées Perline et Béatrice, et un fils, Louis.

À cette époque, les enfants d’un compte ne portaient pas de titre de noblesse, sauf par les liens d’un mariage avec un noble. Mais en ce qui concerne Perline, ses parents lui avaient affectueusement donné le titre de princesse dès sa naissance. Parce qu’elle était l’aînée et surtout, parce qu’elle était plus que mignonne avec ses boucles rousses et ses traits réguliers, le comte et la comtesse de Montreuil l’appelaient Princesse Perline. Et il en fut ainsi pour tous ceux qui la côtoyaient pour le reste de ses jours.

Perline fut promise à Luguy, duc de Mansart, et leur mariage devait être célébré le samedi 18 juin 1785. »

Perline cessa brusquement sa lecture. Quelles étranges coïncidences ! Une autre Perline de Montreuil s’était mariée le 18 juin, deux cent vingt années plus tôt. Elle-même avait choisi cette date pour célébrer son mariage avec Dominic.

Elle reprit sa lecture :

« Malgré le charme et le raffinement de ce prétendant, malgré le duché qu’il lui offrait sur un plateau d’argent, Princesse Perline n’en était pas amoureuse. Quant à son frère, Louis de Montreuil, il épousa par amour la duchesse Isabella San Vittoria, dont le duché du même nom se trouvait en Italie du Nord. Selon l’histoire, Louis hérita du comté de Montreuil à la mort du comte Victor. Béatrice, la cadette, resta célibataire, car aucun soupirant ne s’était manifesté pour demander sa main.

L’histoire raconte que Princesse Perline disparut le jour de ses vingt-deux ans et personne ne sut jamais ce qu’il advint d’elle. Fait étrange, le corps de sa sœur Béatrice fut retrouvé près de La Loire le jour de son vingt-deuxième anniversaire et les circonstances de sa mort demeurèrent à jamais un mystère.

Les rumeurs qui circulaient à l’époque voulaient que les sœurs De Montreuil aient été victimes d’un sortilège, car toutes deux mouraient à minuit trente le jour de leur vingt-deuxième anniversaire. »

« Minuit trente, minuit trente », se répéta Perline mentalement. C’était toujours à minuit trente qu’elle émergeait de ses horribles cauchemars, dans un état de panique !

« Il semblerait qu’une boucle d’oreille ayant appartenu à Princesse Perline avait servi à faire jeter ce mauvais sort. Le plus horrible, c’est que le sortilège ordonné par un membre de la famille et jeté par Malka, la reine des sorcières, perdurerait sur cette descendance, à moins d’être brisé.

Et il fut décidé que ce sortilège prendrait fin seulement le jour où les deux boucles d’oreilles seraient réunies et portées par une descendante de cette famille. Dieu seul sait ce qui est advenu de ces boucles d’oreilles ! J’ai fouillé toutes les pièces des restes du château, en vain. »

Perline secoua la tête. Sa mère était-elle atteinte d’un mal étrange ? Comment avait-elle pu croire à cette histoire de sorcière et de sortilège ? Curieuse de savoir où elle voulait en venir, elle dévora les lignes des yeux :

« Louis de Montreuil et son épouse n’eurent que des garçons, qui, à leur tour, eurent aussi des garçons, de décennie en décennie. Naquit de cette ascendance ton grand-père Léonard, qui était fils unique et dont l’épouse, ta grand-mère Jacqueline, accoucha d’un seul enfant : Charles. Puis, la première fille De Montreuil vit le jour le 7 juin 1983. Nous avons convenu ton père et moi de te prénommer Perline, tout comme l’aînée des sœurs De Montreuil, qui elle aussi était née le 7 juin, en 1763. »

Complètement bouleversée, Perline cessa à nouveau sa lecture et déposa les feuilles sur son lit.

– Comment est-ce possible ? murmura-t-elle. À deux cent vingt années d’intervalle, jour pour jour, deux Perline de Montreuil étaient nées ! Et toutes deux devaient se marier le dix-huit juin ! Qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ?

Elle continua de lire avec avidité.

« Ma chère enfant, cela te semblera peut-être absurde, mais je ne peux m’empêcher d’avoir certaines craintes à ton égard. Je suis donc retournée au château quelques semaines plus tard, déterminée à retrouver ces boucles d’oreilles. J’ai dû être un peu insouciante de me rendre là-bas seule, puisque je pouvais accoucher d’une journée à l’autre, mais jamais je n’aurais osé demander à ton père de m’y accompagner. C’est un homme si rationnel, il ne croit pas un seul mot de ce que je lui ai raconté. Pour ma part, une voix intérieure me criait de retrouver ces bijoux avant ta naissance, d’autant plus que je savais depuis quelques mois déjà que l’enfant en mon sein était une fille. La première de cette descendance, depuis que ce maudit sortilège a été jeté !

Lors de cette deuxième visite, j’ai fouillé chaque recoin des nombreuses pièces du château, pour ne trouver qu’une vieille clé dans une armoire Louis XIII. »

Un frisson d’angoisse la parcourut tout entière à la lecture de ces derniers mots. Une clé ! N’était-ce pas ce que le chevalier masqué voulait lui dérober dans ses cauchemars ?

« Dès le lendemain de mon retour à Québec, je recevais un appel anonyme dans lequel on m’ordonnait de rapporter la clé au château, en échange des boucles d’oreilles qui sauveraient ta vie. J’étais sidérée ! Quelqu’un d’autre savait ! J’ai ensuite pensé qu’il pouvait s’agir de cette inconnue que j’avais croisée dans le sentier et à qui j’avais raconté l’histoire du sortilège. J’étais sans doute dans un état vulnérable, car je lui avais aussi fait part de mes inquiétudes devant ta prochaine naissance, puisque tu étais la première fille à naître depuis ce cruel sort. Mais j’ai compris par la suite que cette personne ignorait tout de moi, jusqu’à mon prénom ! Comment aurait-elle pu savoir que j’habitais à Québec ? Évidemment, j’ai préféré ignorer cet appel.

Après ta naissance, ces appels anonymes ont recommencé, pour devenir de plus en plus menaçants à chaque fois. On me faisait entendre que ta vie était réellement en danger et que tu mourrais beaucoup plus jeune que tes vingt-deux ans si je ne rapportais pas cette clé au château. J’ai eu très peur et j’ai tout raconté à ton père, qui m’a suggéré d’oublier cette histoire. Selon lui, tout cela ne faisait pas sérieux. J’ai donc décidé de suivre son conseil.

Mais l’appel reçu hier m’a fait comprendre que la personne à l’autre bout du fil ne joue pas à un jeu. On me donne un délai de quarante-huit heures pour rapporter cette clé, à défaut de quoi on s’en prendrait à toi. Cette personne connaît le nom de Charles et sa profession, elle sait que je possède une boutique d’antiquités dans le Vieux-Québec et connaît l’adresse exacte du domaine. Comment ne pas la prendre au sérieux avec toute l’information qu’elle détient sur nous ?

Cette voix m’a sommée de me rendre seule au château et de n’en parler à personne, sinon elle viendrait elle-même régler ses comptes ici, à Sillery. Elle sait que Rosie prend soin de toi lorsque ton père et moi sommes au travail et elle m’a juré de t’arracher à ses mains.

Nous sommes aujourd’hui le 14 octobre 1983 et je pars dans quelques heures. Je ne peux en parler à ton père, puisque tu fais l’objet d’un sérieux chantage. Je lui dirai donc qu’il s’agit d’un voyage d’affaires.

Ta vie est menacée et je ne peux courir aucun risque. Je rapporterai cette clé dès demain. Je me souviens que Léonard lançait souvent à la blague qu’un trésor de plusieurs millions de francs se trouverait dans les caves du château, dont plus personne ne se préoccupe depuis longtemps. Je me suis posé la question à savoir si cette clé pouvait avoir un lien avec le trésor. Si c’est le cas, toutes les richesses du monde ne peuvent remplacer la vie de mon enfant.

Le château se trouvant de l’autre côté de l’océan, n’importe quoi peut m’arriver au cours du voyage. C’est pourquoi j’apporte cette lettre au notaire de Langelier, afin qu’il la garde précieusement. Si par malheur je ne revenais pas, il te la remettrait le jour de tes dix-huit ans. Quatre années devraient bien te suffire pour retrouver ces deux boucles d’oreilles. C’est mon unique prière, ma chérie. Ne prends aucun risque et retrouve-les.

N’oublie jamais que je t’aime,

Catherine Arnaud de Montreuil

N.B. Au verso de cette dernière page, tu trouveras un plan qui te guidera à la pièce secrète, où sont cachés les quelques trésors rapportés du château.»

Submergée d’émotions contradictoires tout au long de sa lecture, Perline les avait repoussées une à une, s’accrochant cependant à l’idée que sa mère ne l’avait pas abandonnée. Bien au contraire, cette femme l’avait aimée et voulait la sauver, non pas d’un sortilège, mais d’une personne qui menaçait de prendre sa vie si elle ne lui remettait pas une clé.

Perline prit alors conscience que dans la réalité, tout comme dans ses rêves, quelqu’un était prêt à tuer pour s’approprier une clé. À quoi servait-elle donc ? Avait-elle un lien avec le sortilège jeté sur les sœurs De Montreuil ?

– Un sortilège ! murmura-t-elle.

Voyons ! C’était absurde ! Au vingt et unième siècle, ce genre de choses n’existait plus ! En fait, les sortilèges avaient-ils déjà existé ou n’étaient-ils que pure fiction ? Puis ses questionnements se dirigèrent vers Catherine Arnaud. Se pouvait-il qu’elle fût atteinte d’une maladie mentale ? Elle était peut-être internée depuis toutes ces années et Charles n’avait jamais su comment dire la vérité à sa fille ? Du plus loin qu’elle pût se rappeler, jamais il ne lui avait confirmé la mort de sa mère. Il évitait le sujet, tout simplement.

De nature rationnelle, tout comme son père, Perline jugea, de prime abord, que l’histoire racontée dans cette lettre était plutôt invraisemblable, voire loufoque. Mais après une deuxième lecture de la lettre, quelque chose d’inexplicable la poussait à croire les mots qu’elle venait de lire. Les dates ! Oui, c’était sans doute les dates, à deux cent vingt années d’intervalle, qui rendaient crédibles l’histoire de Catherine Arnaud. Il était impossible qu’elle ait pu deviner, vingt et un ans plus tôt, que sa fille se marierait le dix-huit juin, tout comme son ancêtre ! Et que dire de la clé ! Ce même objet apparaissait dans ses pires cauchemars depuis son enfance ! Décidément, toutes ces coïncidences étaient vraiment trop troublantes !