Autres chroniques d'un médecin légiste

Le regard du juge d’instruction quitte enfin Sophie pour se porter vers les gendarmes. Les techniciens d’investigation criminelle de la brigade de recherche sont là, en tenue d’intervention.

— C’est exact, monsieur le juge, explique Alain. Vous savez, c’est cette affaire où le forcené a séquestré sa femme avant de la tuer. Quand Sophie a appelé, on faisait les premières constatations. On ne savait pas où était le forcené, finalement on l’a retrouvé dans sa grange où il s’était suicidé avec son fusil de chasse.

— Qu’aviez-vous compris de la conversation téléphonique ?

— Il y avait beaucoup de bruit, la ligne était très mauvaise. J’ai compris qu’il y avait eu un accident, qu’il n’y avait pas de blessés. Sophie n’avait rien, son fils non plus, la voiture pouvait rouler. Cela ne m’a pas inquiété.

— Cela ne vous a pas étonné qu’elle vous appelle ?

— Comme vous le savez, nous travaillons régulièrement avec Sophie et avec l’équipe de médecine légale. J’ai compris qu’elle ne savait pas comment faire pour la suite de l’accident, mais nous avions trop de problèmes sur place, j’étais en pleine intervention, en plus c’est à ce moment-là que la conversation téléphonique a coupé de nouveau. Après, ça ne passait plus.

— Vous a-t-elle parlé de cette affaire plus tard ?

— Non. Je ne connaissais rien de l’affaire. Pour l’accident j’ai pensé que c’était anodin.

Sophie me regarde intensément puis pousse un soupir. Je ne peux m’empêcher d’intervenir.

— Vous ne m’en avez jamais parlé !

— Non, j’y avais pensé mais finalement je n’ai pas osé.

Le juge reprend son interrogatoire.

— Bien. Donc, vous n’arrivez pas à contacter la gendarmerie. Pourquoi ne pas avoir appelé votre brigade locale ?

— C’était trop tard, à cette heure ils ne répondent plus, tous les appels sont transférés au central et on n’arrive plus à avoir de correspondant. En plus, je vous ai dit qu’il était mort. Enfin je le croyais.

— Donc vous n’avez appelé personne d’autre ?

Sophie pique du nez et se tasse sur sa chaise.

— Non. J’ai pensé appeler mon chef, mais finalement je n’ai pas osé.

— Docteur Sapanet, vous confirmez ?

— En effet oui, monsieur le juge.

— Et ensuite ?

— J’ai rangé mes courses, ça me permettait de réfléchir. Je me suis dit que je ne pouvais pas laisser le corps sur le bord de la route. J’ai décidé de retourner là-bas.

— Et ?

— J’ai tout préparé pour le transporter.

— Vous aviez une idée de ce que vous alliez en faire ?

— Non, je n’ai pas réfléchi davantage. Sinon je n’aurais pas fait cela.

— Cela ?

— Oui, la suite, quoi.

— Racontez.

Un long silence s’installe. Tous les regards sont tournés vers Sophie.

— Il faisait nuit. J’ai installé Nikos devant l’ordinateur, je savais que j’aurais du temps. Mon mari était parti chez ma mère avec ma fille. J’avais au moins deux heures devant moi.

— Ensuite ?

— J’ai pris une grande bâche pour ne pas salir le coffre. Et de la corde.

— Pour ligoter la victime ?

— Non, pour m’aider éventuellement à la monter dans la voiture.

— Quoi d’autre ?

— J’ai aussi pris une hache.

Le silence qui suit est de plomb.

— Une hache ?

— Oui, une hache.

— Pour quoi faire ?

— Pour me défendre. J’avais peur.

— Vous défendre d’un mort ?

— Oui, enfin, c’était au cas où, on ne sait jamais. On voit tellement d’histoires bizarres, dans le service.

— …Continuez.

— Ensuite, je suis repartie. Il ne pleuvait plus, il n’y avait personne sur la route. Heureusement parce que cela a duré un moment.

— Pourquoi ?

— Je ne le retrouvais plus. J’étais sûre de l’endroit… Mais il était parti. Il y avait du sang partout sur l’herbe. Puis des traces qui allaient plus loin dans le fossé. Et là, j’ai retrouvé le corps.

— Donc il n’était pas mort.

— Je veux dire, quand je suis revenue, il était mort.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai regardé ses yeux. Les pupilles étaient dilatées, elles ne réagissaient plus à la lumière.

— C’est un signe ?

— Oui.

— Vous êtes médecin ?

— Non, mais…

— Donc vous n’étiez pas sûre qu’il soit mort.

— Si.