Cherub T9 & T10

Bethany Parker avait passé huit mois en mission. En son absence, le campus de CHERUB s’était métamorphosé. Une double rangée d’arbres avait été plantée de part et d’autre de la route menant au poste de sécurité, des dalles neuves ornaient le hall du bâtiment principal et une énorme antenne parabolique se dressait désormais devant le centre de contrôle des missions.

Aux yeux de Bethany, ces changements n’étaient rien en comparaison des bouleversements qui s’étaient opérés dans la population du campus : la plupart des filles avaient changé de coiffure ; des garçons craquants avaient succombé aux assauts de l’acné juvénile ; les allées du parc grouillaient d’agents opérationnels dont les visages lui étaient inconnus ; les nouveaux T-shirts rouges qui jouaient près du bâtiment junior lui paraissaient étonnamment jeunes.

Au sortir de l’ascenseur, elle croisa Meryl Spencer, sa responsable de formation. L’ancienne athlète d’origine kenyane lui adressa un sourire radieux.

— Joli bronzage, Bethany. Ton contrôleur de mission m’a dit que tu avais fait un boulot formidable.

— Merci… Dis, tu n’aurais pas vu Lauren ?

— Elle est à l’atelier automobile, avec ton frère.

Bethany emprunta le couloir menant à la sortie de service puis s’engagea sur le sentier qui longeait les courts de tennis. Au cours des huit mois passés au Brésil et aux États-Unis, elle avait pris l’habitude de vivre en short et en sandalettes. Son pantalon de treillis et ses bottes lui procuraient une désagréable sensation de pesanteur.

Éblouie par les rayons du soleil couchant, elle traversa le terrain de football en pataugeant délibérément dans une surface de réparation détrempée. À son retour au campus, elle avait constaté que ses pieds avaient grandi démesurément et qu’il lui était impossible de chausser ses vieilles rangers. Sa nouvelle paire, immaculée, avait grand besoin d’un baptême de boue.

Parvenue au sommet d’une colline, elle aperçut la trentaine d’agents rassemblés en contrebas, près d’un hangar métallique. Les trois portes coulissantes étaient ouvertes, dévoilant des établis jonchés d’outils et quatre véhicules à divers stades de montage.

C’est dans cet atelier que les voitures de la flotte de CHERUB subissaient les modifications nécessaires à leur usage spécifique : suspensions sport, moteur gonflé, système de guidage satellite, vitres teintées et commandes adaptées à la petite taille de leurs pilotes. En outre, c’est là que s’effectuaient les opérations de maintenance et les transformations propres aux missions, comme l’aménagement de compartiments secrets ou de dispositifs d’écoute.

— Lauren ! lança Bethany.

Son amie leva la tête vers le sommet de la colline, se sépara du groupe puis gravit la pente en courant pour prendre son amie dans ses bras.

— Je ne savais pas que tu étais de retour, dit-elle. Pourquoi tu ne m’as pas envoyé un SMS ?

Bethany, aux anges, poussa une exclamation aiguë.

— Je voulais te faire la surprise !

— Quand es-tu revenue du Brésil ? Bethany consulta sa montre.

— L’avion s’est posé sur la base de la Royal Air Force il y a cinq heures, mais Maureen Evans m’a fait passer un débriefing, puis j’ai été reçue par la directrice.

Lauren considéra le T-shirt bleu marine de sa camarade.

— Eh, félicitations ! s’exclama-t-elle.

— Zara m’a dit que je méritais le noir, mais il faut accomplir plusieurs missions importantes pour l’obtenir, et la durée de l’opération n’est pas prise en compte. C’est vraiment mal foutu…

Lauren lui adressa un sourire compatissant. En vérité, elle était ravie de conserver sa prédominance hiérarchique.

— Alors, comment ça s’est passé ?

— C’était dur, mais on a rempli nos objectifs. Et toi, toujours suspendue ?

Lauren haussa les épaules.

— J’ai effectué quelques tests de sécurité dans les aéroports et j’ai assisté deux agents débutants en Irlande du Nord, mais j’ai encore un mois à purger avant de pouvoir espérer participer à une mission digne de ce nom.

— Je t’ai ramené un cadeau, mais je te l’offrirai la semaine prochaine, pour ton anniversaire, dit Bethany en observant avec curiosité une petite fille qui courait dans leur direction.

— Je te présente Coral, expliqua Lauren. Elle a six ans. Pendant ma punition, j’étais chargée d’aider les éducateurs du bloc junior. Mettre les petits au lit et leur lire une histoire avant d’éteindre, rien de bien méchant… Ça m’a plu, finalement. J’y retourne régulièrement. En plus, ce travail compte pour la moyenne générale, et je ne suis même plus obligée de prendre de cours en option, comme le théâtre ou la danse.

— Cool. Cela dit, je ne vois pas ce que tu as contre les cours de théâtre…

Coral s’accrocha tendrement à la jambe de Lauren.

— C’est débile et rasoir. Tu te souviens du jour où Mr Dickerson nous a forcées à faire l’arbre pendant une heure ?

Bethany éclata de rire.

— Respirez prooofondément, dit-elle en tentant vainement d’imiter la voix de leur professeur, et sentez votre corps osciller au gré du vent qui souffle dans vos branches.

— Le studio de théâtre n’a pas de fenêtre et il embaume la vieille basket, ajouta Lauren. Il faut vraiment beaucoup d’imagination.

Les deux amies gloussèrent ainsi pendant quelques minutes, sans que rien justifie leur hilarité. Elles étaient tout simplement heureuses de se retrouver.

— Coral, je te présente Bethany, dit Lauren.

Embarrassée, la petite fille baissa la tête.

— Elle n’est là que depuis quelques jours, expliqua Lauren. Son frère est déjà comme un poisson dans l’eau au bâtiment junior, mais elle est un peu déboussolée, alors je garde un œil sur elle jusqu’à ce que ça aille mieux. Allez, Coral, dis bonjour.

— Bonjour, dit la fillette en tendant timidement la main.

Bethany remarqua sur ses ongles des restes du vernis noir de Lauren.

— Une vraie petite gothique, dit-elle. Heureuse de faire ta connaissance.

Ces présentations achevées, Coral se sentit plus à l’aise. Lauren et Bethany lui donnèrent la main puis la firent sauter dans les airs jusqu’aux agents rassemblés près du hangar.

— Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? demanda Bethany.

— Pour résumer, les garçons confrontent leurs ego en étalant du cambouis sur leurs bleus de travail, répondit Lauren. Les murs de l’atelier dégoulinent de testostérone.

— Je vois, mentit Bethany, qui ne voyait pas où son amie voulait en venir.

— Terry Campbell leur a confié deux des vieilles voitures de golf du personnel. Ils sont en train d’y monter des moteurs de bécane pour les transformer en karts. James est comme un dingue. Celui-là, dès qu’il est question de pistons et de carburateurs… Je ne l’ai pratiquement pas vu depuis qu’on est rentrés de la résidence d’été.

— Et mon frère est dans le coup, j’imagine.

— Évidemment. Il fait partie de l’équipe de James. Lauren et Bethany fendirent la foule, pénétrèrent dans le hangar et découvrirent deux voiturettes de golf autour desquelles s’affairaient des garçons en combinaison de mécaniciens.

Les véhicules rouillés et cabossés avaient sillonné les allées du campus pendant une décennie. Batterie et générateur électrique ôtés, ils disposaient désormais de moteurs et de systèmes de transmission empruntés à des motos de grosse cylindrée. Des pièces métalliques saillaient des découpes pratiquées dans les carrosseries. L’équipe de James avait barbouillé son bolide de peinture dorée puis l’avait équipé de quatre rétroviseurs et d’ailerons aérodynamiques.

— Quel tas de boue ! lança Bethany à haute voix, en s’approchant de l’engin.

James était allongé sous le châssis, si bien que seules ses jambes étaient visibles.

— Salut, grande sœur, dit Jake sans cesser de farfouiller dans une boîte à outils. Tu m’as ramené un petit cadeau ?

— J’ai une montagne de linge sale, si ça te branche, répliqua-t-elle en lui donnant une brève accolade.

Comme la plupart des frères et sœurs, Jake et Bethany éprouvaient une profonde affection l’un pour l’autre, mais n’exprimaient jamais ces sentiments en public. James se redressa puis s’adressa à ses coéquipiers.

— J’ai posé un demi-rouleau de bande adhésive sur le serre-joint. Ça devrait régler le problème de pression d’huile.

— Je suis de retour ! s’exclama Bethany en ouvrant grand les bras. Content de me revoir ?

James relâcha le cric qui maintenait les roues arrière du véhicule à quelques centimètres du sol puis se tourna vers son interlocutrice. Il resta frappé de stupeur. Bethany s’était métamorphosée. Elle semblait avoir pris huit centimètres, et sa silhouette, malgré ses treize ans, était celle d’une jeune femme.

— Qu’est-ce que tu as changé, bredouilla-t-il, conscient qu’il aurait sans doute tenté sa chance s’il avait eu quelques années de moins.

Ses camarades Rat et Andy, eux aussi âgés de treize ans, semblaient avoir été frappés par la foudre.

— Bethany, écoute un peu ce bijou, dit Rat en se penchant vers le tableau de bord.

— Attends, je suis plus près ! répliqua Andy en se précipitant dans le poste de pilotage du côté opposé.

Les crânes des deux garçons se frôlèrent, mais Andy fut le premier à atteindre la clé de contact. Le moteur émit un toussotement, puis un nuage de fumée malodorante jaillit du pot d’échappement. Un rugissement fit vibrer les parois métalliques du hangar.

— Mr Campbell nous a expliqué comment régler le pot de façon à faire le plus de bruit possible ! hurla Rat, sans quitter des yeux le visage de Bethany.

— Pas mal, hein ? cria Jake.

Coral plaqua ses mains sur ses oreilles. Bethany et Lauren échangèrent un regard consterné.

— Je crois qu’on est censées être impressionnées ! brailla cette dernière à l’oreille de sa meilleure amie.

Bethany secoua la tête puis éclata de rire.

— Mon Dieu, c’est vrai. Ils sont tellement virils ! Comment pourrait-on leur résister ?