L'Héritage

Chapitre 1

Anno Domini 1525, Wittemberg, Troisième duché de Saxe

Allongée par terre, la baronne Sabina von Ziegler écoutait les grattements impatients peuplant l'obscurité. Sentant avancer son ennemi, elle se redressa en sursaut.

— Lève‐toi, marmonna‐t‐elle d'une voix éraillée de ne point servir. Vite. Les chaînes, Sabina, secoue tes chaînes !

En bon petit soldat, elle obéit à ses propres exhortations. Le cliquetis perça à peine la pénombre. Dans le coin du cachot, l'agitation allait croissant. Ses muscles se tendirent. — Reste calme, reste calme. Le rat bondit vers sa cheville. Malgré sa résolution, elle cria et lança des coups de pied. Son talon nu heurta quelque chose de solide. Un couinement de rage témoigna de la violence du choc. — Sale vermine !

Elle distingua vaguement deux yeux vitreux. Un clignement et ils eurent disparu. Les petits pas furtifs battirent en retraite dans l'angle opposé, où, imaginait‐elle, l'animal se tenait avec sa bande. Il tenterait à nouveau sa chance plus tard, Sabina le savait.  

Frissonnante et affamée, elle se laissa glisser le long du mur. Dans son désespoir, elle songea que ce n'était qu'une question de temps. Tôt ou tard, les rats se repaîtraient.

Une larme silencieuse coula le long de sa joue. Elle tendit le bras vers la cuvette, derrière elle, et passa les doigts sur la fine couche d'eau gelée. Elle la brisa, trempa la main dans l'eau glacée et s'aspergea le visage. Un carré de tissu arraché à son ourlet pour s'essuyer tant bien que mal.

Quand elle rendrait le dernier soupir, au moins ce serait le visage débarbouillé.

— Prie, murmura‐t‐elle. Prie.

Elle joignit les mains en cherchant des paroles de réconfort, mais seule l'invocation du Christ sur la croix trouva son chemin dans ses prières : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as‐tu abandonnée ?

Un crissement de métal l'interrompit.

Elle retint son souffle tandis que le verrou coulissait et que la lourde porte s'ouvrait dans un grincement. La lueur d'une torche éclaira la cellule. Elle se redressa pour affronter son destin avec autant d'orgueil qu'elle le pouvait. 

Un homme entra, qui tenait la torche au‐dessus de sa tête. Depuis bien des années, Sabina ne le considérait plus comme son père. Le baron Marcus von Ziegler, le Schenk de Wittemberg, avait épousé sa mère et adopté Sabina lorsqu'elle avait deux ans à peine. Il était l'usufruitier direct du château von Ziegler, son ancienne demeure devenue sa prison. Il posa sur elle ses yeux clairs.

— Tu es encore en vie, je vois.

Elle releva le menton avec provocation.

— Oui. Malgré tous vos efforts.

— Quelle âme endurante ! Cela a toujours été ta force, et ma malédiction.

Enfin, c'est la volonté de Dieu. . , soupira‐t‐il. Je suis venu te dire que mes recherches ont été fructueuses.

Elle crispa les doigts sur une aspérité du mur, dans son dos.

— Non.

— Tu ne seras pas mal lotie, à la vérité. Mieux que tu ne le mérites. Le mariage aura lieu dans deux jours.

Son regard étréci parcourut la mince silhouette.

— Il faudra qu'on te lave. Inutile de faire fuir ton futur mari, après le mal que j'ai eu à le. convaincre d'accepter cette union.

— Plutôt mourir de faim qu'épouser un homme choisi par vous ! lança‐telle.

Il marcha vers elle et baissa la torche jusqu'à ce qu'elle sente la chaleur hérisser le duvet de son avant‐bras. Elle s'adossa au mur et détourna les yeux. Sous le sifflement et le crépitement de la flamme, elle entendit sa voix froide :

— Cela peut s'arranger.

Elle sentit un frisson parcourir tout son corps. Elle avait perdu. Pourtant, une partie de sa volonté refusait de se soumettre. Il en avait toujours été ainsi, entre eux. La gorge nouée, elle s'obligea à parler.

— Je ne désire rien d'autre que l'héritage de ma mère. C'est la seule chose que je suis venue chercher. Promettez‐moi de ne pas y faire obstacle, et je disparaîtrai pour toujours. 

— Si j'avais voulu que tu disparaisses, j'y aurais veillé il y a longtemps, fit‐il sèchement. Mais tu peux encore m'être utile.

Elle soutint son regard froid et calculateur.

— Pourquoi me haïssez‐vous ainsi ? Pourquoi refuser de me libérer ?

Un souvenir assombrit les yeux du baron, qui murmura :

— Tu le sais bien.

Sabina se boucha les oreilles ; elle connaissait par cœur la litanie du blâme.

— Je n'ai jamais voulu qu'il arrive malheur à Cari. J'ai imploré votre pardon.

J'ai expié. Je vous en prie, ajouta‐t‐elle en le suppliant du regard. Les dernières volontés de ma mère.

— Oh, oui, ta mère était très intelligente.

À la lueur de la torche, ses yeux scintillaient comme les flammes de l'enfer.

— Trop, peut‐être. 

Elle battit des paupières sans comprendre.

— Que voulez‐vous dire ?

Son regard se fit plus brillant encore.

— Tu as deux solutions : soit tu épouses cet homme, soit tu restes enfermée ici, et nul ne saura jamais ce qu'il est advenu de toi.

Elle secoua la tête.

— Les domestiques. Quelqu’un parlera.

— Aucun risque. Ils croiront tous que tu es retournée tranquillement au couvent d'où tu es venue. Ou, devrais‐je dire, dont tu t'es échappée ? Je suis le seul à savoir que tu es encore ici.

Il approcha son visage du sien, et l'odeur tannique du vin nouveau la fit suffoquer.

— Et je n'ai aucune intention de le révéler, Sabina se laissa glisser à terre, vaincue. Il se débarrasserait d'elle d'une manière ou d'une autre, mais tant qu'elle respirerait, elle ne devait pas lâcher le fil ténu de l'espoir. 

— J'épouserai cet homme, mais promettez‐moi de ne pas lui donner le droit de toucher mon héritage. Que cela figurera dans le contrat de mariage.

Montrez‐moi le document, et je ferai ce que vous me demandez.

— Silence ! Tu n'es pas en position de barguigner.

Ses sourcils grisonnants se froncèrent sur ses yeux couleur de l'acier, si différents des siens, bleu marine. Elle avait hérité cette couleur de sa mère, décédée des années auparavant.

Le baron inclina la tête et la considéra, songeur, à la façon d'un chat face à une souris prisonnière de ses griffes meurtrières.

— Toutefois. Je suis d'un naturel conciliant. Si cela peut mettre fin à cette petite guerre entre nous, eh bien soit !

Sabina releva la tête avec surprise.

— Et dans quelques semaines, à ma majorité, vous n'entreprendrez rien pour m'en empêcher ? Vous ne modifierez pas le contrat ? 

— Je te promets de ne rien faire d'ici là. Voilà. Es‐tu satisfaite ?

Lentement, elle hocha la tête. Elle avait l'impression qu'elle venait de conclure un pacte avec le diable.

La liberté. Après tout ce temps !

Mais quel genre de liberté, au juste ? Et à quel prix ?