Morts en coulisses

L'alarme du réveil déchira le silence qui régnait dans la pièce. Caroline garda pourtant les yeux résolument fermés. Il ne pouvait pas déjà être l'heure de se lever. Elle poussa un faible grognement en tournant la tête vers la table de nuit. Les chiffres verts scintillaient dans le noir. Quatre heures. Il était hélas temps de se préparer. Dans trente minutes, Rodney l'attendrait en bas de l'immeuble.

Caroline trouva le courage de rejeter la légère couverture et s'assit à la tête de son lit. Elle poussa un soupir en cherchant l'interrupteur de la lampe de chevet. Mais soupirer ne servait à rien. Elle savait qu'elle n'avait à s'en prendre qu'à elle-même. Si la veille, avant de quitter le bureau, elle avait terminé ce qu'elle avait commencé, elle aurait pu dormir deux ou trois heures de plus et n'aurait pas été obligée de se lever aux aurores pour achever la préparation de sa chronique. Mieux, si elle l'avait enregistrée en fin d'après-midi, elle n'aurait pas eu à venir aux studios de toute la matinée. Mais bon, les choses étaient ce qu'elles étaient... Et, à présent, il lui restait tout juste le temps de boucler le sujet qui serait diffusé dans « Key to America », l'émission d'information matinale la plus regardée du pays. Un sujet qu'elle n'avait pas intérêt à bâcler. Linus Nazareth, le producteur exécutif, exigeait de chacun le meilleur — voire plus. Et il l'attendait au tournant... C'est du reste à cause d'une discussion animée avec ce dernier qu'elle avait quitté la chaîne avant d'avoir terminé la rédaction de son intervention. Caroline avait préféré quitter le bureau de Nazareth avant de prononcer des paroles qu'elle aurait à regretter. Ensuite, trop énervée, elle avait été incapable de se concentrer.

Elle ressentit comme une agression le jet de la douche sur sa peau claire, d'ordinaire si apaisant. Peu à peu, l'eau chaude qui coulait sur elle l'aida à rassembler ses esprits. Elle se shampouina rapidement puis rinça ses cheveux bruns. En sortant de la cabine, elle prit une serviette qu'elle noua sur sa tête. Ainsi enturbannée, elle en saisit une autre et se frotta vigoureusement le dos, puis les jambes. Caroline n'essuya pas la buée qui recouvrait le miroir de la salle de bains. Si son visage et ses yeux portaient encore la trace de ses pleurs de la veille, elle ne voulait pas les voir. Merci M. Nazareth !

Elle s'en voulait à présent de s'être laissé traiter de la sorte par cet individu pour qui elle n'éprouvait pas le moindre respect. Linus Nazareth ne possédait en effet aucune des qualités humaines qui font que l'on admire quelqu'un. La seule chose qu'on pouvait lui reconnaître était son professionnalisme. C'était un producteur de génie. Même si Caroline se demandait parfois s'il était aussi brillant que cela. Ses manières rustres et sa façon de toujours hurler ses directives cachaient peut-être un profond manque de confiance.

Assez perdu de temps en conjectures sur ce type, pensa Caroline. Elle rassembla ses affaires de toilette dans une trousse, qu'elle déposa ensuite dans la valise posée à même le sol de la chambre. Ce soir, je serai avec Nick. Elle plia avec précaution la petite nuisette en dentelle que son mari aimait tant et la plaça au-dessus de la pile de vêtements. Elle s'apprêtait à fermer la valise quand elle repensa à la paire de sandales que Meg voulait qu'elle lui apporte.

Caroline se dirigea vers la chambre de sa belle-fille et ouvrit le grand placard. D'un coup d'œil, elle aperçut les chaussures en cuir souple que Nick et elle lui avaient achetées à Capri, au cours de leur lune de miel. En se penchant pour les attraper, elle remarqua un sachet en plastique transparent qui traînait dans un coin. Elle le ramassa et vit avec stupeur ce qu'il contenait : de la marijuana et un paquet de feuilles à rouler.

Elle sentit son corps entier se tendre en observant sa trouvaille. Quelle attitude adopter ? En parler en tête à tête avec Meg ? Prévenir Nick ? Caroline n'avait aucune idée de ce qu'elle devait faire, chacune des deux solutions pouvant se révéler désastreuse. Seule certitude, il s'agissait d'un problème épineux. Pas un de ceux qui se résolvent d'eux-mêmes, d'un coup de baguette magique.

Consciente que le temps filait, Caroline reposa le sachet où elle l'avait trouvé. Pour le moment, il était aussi bien dans le bas du placard. Elle prit la paire de sandales et retourna dans sa chambre. En hâte, elle se vêtit du chemisier violet et de la jupe blanche qu'elle avait préparés la veille avant de s'écrouler sur son lit, enfila une paire d'escarpins à hauts talons, peigna ses cheveux encore mouillés, attrapa son sac à main et se dépêcha de quitter l'appartement, tirant sa valise à roulettes derrière elle.

Quand les portes de l'ascenseur s'ouvrirent au rez- de-chaussée, elle aperçut, derrière la porte vitrée de l'immeuble, la voiture qui l'attendait.

— Bonjour, lui dit l'homme tout sourire en lui tenant la portière de la berline bleu marine.

— Merci, Rodney, lui répondit-elle. C'est un plaisir de vous revoir. Ça faisait un moment.

Le chauffeur mit sa valise dans le coffre pendant qu'elle s'asseyait sur la banquette arrière. La plupart du temps, quand elle était mieux organisée et n'avait pas à partir aux aurores, Caroline prenait un taxi pour se rendre à Key News. Mais, à cette heure, il était plus pratique et plus sûr de s'adresser à l'un des chauffeurs de la chaîne.

Alors qu'ils roulaient sur Central Park Ouest, Caroline entendit son portable vibrer.

— Allô ? fit-elle après l'avoir trouvé dans son sac.

— Comment va mon rayon de soleil ? lui demanda une voix masculine.

— Nick ! s'exclama-t-elle radieuse en s'enfonçant dans la siège en cuir. Que fais-tu debout à cette heure ?

— Tu sais, il n'est qu'une heure et demie, ici.

— Comme si je pouvais oublier un seul instant où tu te trouves, alors que j'aimerais tant que tu sois là, à côté de moi. Mais tu n'as pas répondu à ma question : que fais-tu encore debout ?

Caroline entendit son mari soupirer à près de cinq mille kilomètres de distance.

— Une dernière retouche au scénario. Le réalisateur voulait que je modifie la scène de la laverie automatique. Et ça y est, je pense que j'ai trouvé le bon truc. En tout cas, il faut que ça lui plaise, car je ne touche plus à rien. Fini. Je suis bien décidé à prendre le premier vol cet après-midi. J'ai tellement hâte de te retrouver.

— Oh, moi aussi, lui répondit Caroline qui baissa la voix avant de poursuivre. J'ai l'impression qu'il y a une éternité que nous nous sommes quittés.

— Ce n'est pas une impression, c'est la réalité. Ces trois semaines sans toi m'ont paru interminables. Tu me manques...

Caroline regarda par la vitre tandis que le chauffeur prenait la 63e Rue avant de tourner sur Colombus Avenue.

— Trois semaines, c'est très long. Surtout quand on est marié depuis seulement trois mois... Un quart de notre vie de couple l'un sans l'autre, Nick. Tu te rends compte ? Et tout ça à cause de ce film... Que se passe-t-il donc ?

— Je sais, je sais, lui répondit-il. Tout va s'arranger, maintenant. Mais ce voyage était indispensable, chérie. Tu en étais d'ailleurs convenue...

— Oui, bien sûr, mais j'ai du mal à accepter la séparation, dit-elle alors qu'ils dépassaient le Lincoln Center.

— Alors, nous sommes sur la même longueur d'onde, répliqua Nick en éclatant de rire. Nous n'aimons pas vivre éloignés l'un de l'autre. Heureusement, je vais bientôt pouvoir plonger de nouveau mon regard dans tes magnifiques yeux bleus... Au fait, et toi, que fais-tu debout à cette heure si matinale ? J'appelais sur ton portable pensant y laisser un message. Je n'imaginais pas que tu décrocherais.

— J'ai une chronique au cours de la deuxième heure de l'émission et je n'ai encore rien préparé.

— Vilaine fille ! la taquina-t-il. Ça ne te ressemble pourtant pas. Que s'est-il passé ?

— À la dernière minute, Meg m'a appelée de Warrenstown pour me communiquer la liste de tout ce qu'elle voulait que je lui apporte. Et, comme ta fille a des goûts très arrêtés, ça a pris du temps. Je voulais être certaine de ne pas me tromper.

Caroline ne mentionna pas le sachet d'herbe qu'elle avait découvert dans la chambre de Meg, ni le terrible savon qu'elle avait essuyé la veille de la part de Nazareth. Elle lui en parlerait – au moins du second point –, mais elle attendrait pour cela qu'ils soient l'un en face de l'autre. Elle ne voulait pas aborder le sujet Linus au téléphone.

— C'est gentil de ta part, reprit Nick. Je sais que tu te donnes extrêmement de mal avec Meg, et j'apprécie tes efforts, chérie. Je sais que ce n'est pas facile, et que Meg refuse tout dialogue, mais...

Sa phrase resta en suspens.

— ... mais je ne suis pas sa mère... acheva Caroline.

Et je ne le serai jamais, pensa-t-elle au moment où la voiture s'arrêtait devant le siège de Key News.

Caroline savait qu'elle ne pourrait jamais remplacer la maman de Meg, décédée de la même maladie que la sienne. Elle aussi avait perdu sa mère à peu près au même âge. Quand Caroline était entrée à l'université, elle avait ses deux parents. Le jour de la remise de son diplôme, elle était orpheline. Un cancer du pancréas avait emporté sa mère alors qu'elle était étudiante en deuxième année. Dix-huit mois plus tard, son père succombait à son tour à une attaque cardiaque. Depuis, pas une journée ne s'écoulait sans qu'elle pense à eux.

C'est pourquoi Caroline avait compris le ressentiment de Meg à son égard dès le début de sa relation avec Nick. Elle représentait la femme qui prenait la place de sa mère dans le cœur de son père. Caroline avait d'abord fait montre d'empathie et déployé des trésors de compréhension, excusant la mauvaise humeur perpétuelle et les sarcasmes continuels de sa belle-fille, mais sa patience s'effritait. Lutter quotidiennement contre une adolescente hostile était usant. Aussi Caroline avait-elle été soulagée que Meg parte à Warrenstown pour l'été.

Le sachet de marijuana découvert dans le placard, synonyme de nouvelles tensions, ne faisait qu'augmenter son appréhension et son stress à l'idée de la revoir bientôt. Un stress déjà élevé par la crainte qu'elle avait de perdre son emploi...