Les Guerriers, Tome 4 : La maîtresse interdite

Madeleine se débattait de toutes ses forces. Elle était furieuse, mais ne perdait pas la tête. Consciente de la valeur de l’enjeu, elle ne risquait pas de céder à la panique. Vivante et vierge, elle valait une fortune. Morte et souillée, elle ne rapporterait plus rien à son agresseur, si ce n’était le risque d’être massacré par les Normands.

Mais l’homme dont elle tentait de griffer le visage avait-il l’esprit assez clair pour ce genre de réflexion ? C’était un Gallois, naturellement. Sans comprendre ses invectives ni ses menaces, elle en saisissait le sens profond. Parviendrait-elle à lui résister assez longtemps pour que Roger et ses hommes viennent la secourir ? Sa résistance diminuait. L’agresseur lui tenait les poignets à présent, il tentait de les rapprocher l’un de l’autre. Quand il serait parvenu à libérer l’une de ses mains, elle n’aurait plus rien à espérer.

Une clameur sauvage retentit non loin d’elle. Comme mû par un ressort, l’homme bondit sur ses pieds et dégaina son épée. Libérée de son poids, Madeleine se releva et courut se réfugier derrière un buisson de ronces. Dans cette cachette dérisoire, parviendrait-elle à se faire oublier ?

Le bruit des armes entrechoquées ne la distrayait pas de sa manœuvre. Ce n’est qu’après avoir adopté la position la plus commode qu’elle se soucia enfin de savoir qui la secourait.

Ce n’était pas Roger, ni sir Albert, pas plus qu’aucune personne de sa connaissance. Son sauveur ne manquait pas de prestance, et sur son corps bien charpenté, les muscles se dessinaient harmonieusement. Cela se voyait d’autant plus aisément qu’il était quasiment nu. D’un noir de jais, ses longs cheveux flottaient sur ses épaules et lui dissimulaient en partie le visage. Madeleine se crut en présence de quelque ancien dieu des légendes nordiques.

Sans se presser, il tourna autour de son adversaire, qui semblait décontenancé. Elle vit alors son dos. De l’épaule droite à la base de l’omoplate opposée s’étendait une cicatrice large et irrégulière — assez récente, à en juger par la vivacité de sa teinte. Sur le flanc gauche, on apercevait une trace analogue, nettement plus courte. Les lèvres serrées, il tourna encore autour de son adversaire et darda sur lui un regard résolu mais serein, celui d’un combattant convaincu de sa victoire.

Quel que soit ce personnage, et d’où qu’il vienne, Madeleine prenait plaisir à l’admirer.

Le bandit grimaçait en montrant les dents, tel un rat pris au piège. Tout comme son adversaire, il se balançait d’une jambe sur l’autre, l’arme basse, aux aguets. Puis, vif comme l’éclair, il brandit soudain très haut son épée. La pointe de sa lame allait atteindre le cœur de l’homme providentiel. Madeleine ouvrit la bouche pour pousser un cri, mais l’épée levée s’était déjà abattue en sifflant sur le bel inconnu, tout près de la garde, et le frappait à la cuisse.

Comme le blessé faisait mine de ramasser l’arme qui lui avait échappé des mains, le vainqueur fit un pas en avant. Il allait l’achever, sans doute. Madeleine ferma les yeux pour ne pas assister à ce spectacle. Elle ne les rouvrit qu’après avoir entendu un choc sourd et un bruit de chute. Son agresseur gisait dans la poussière, mais respirait encore. Il n’était qu’assommé. Elle poussa un soupir de soulagement.

Que faire, à présent ? Incertaine de la conduite à tenir, elle se releva et remit de l’ordre dans sa tenue, en lissant sa longue robe noire et en remettant son voile en place, afin de cacher le désordre de sa chevelure. Il lui fallait retrouver un semblant de dignité. Comment remercier l’inconnu ? Quel langage tenir à un personnage à demi nu ? Avec les plus délurées des autres nonnes, Madeleine s’était souvent moquée de sœur Bertridle, qui décrivait le monde extérieur de manière à épouvanter les innocentes. Madeleine regrettait à présent de s’être montrée aussi ironique. La religieuse n’avait-elle pas dit vrai, finalement ?

Quand elle sortit de sa cachette, son regard croisa celui de l’homme, et elle tressaillit. Il semblait étonné de la voir, contrarié par sa présence, hostile presque, alors qu’il venait peut-être de lui sauver la vie.