Pères et fils

J'ennuie beaucoup mon entourage avec ce livre, donc c'est peut-être l'occasion de m'exprimer sans avoir l'impression d'agacer personne.

Déjà, je ne remercierai jamais assez les libraires visionnaires qui ont laissé cet ouvrage en évidence sur l'étale "littérature russe" : ça m'a permis de faire une incroyable découverte. Enfin, une découverte qui n'en était pas une puisque je savais bien que Tourgueniev avait un peu écrit sur les nihilistes et la fin du servage. Mais je ne m'attendais pas à ça !

La lecture de "Pères et fils" est fantastique à de nombreux égards. D'abord, c'est vraiment très bien écrit (ou très bien traduit, ou certainement les deux) : le style est incisif, les incursions du narrateur sont fines et les atermoiements des personnages sont vivants, au sens strict du terme, c'est-à-dire que l'on sent que ça vibre sous l'épaisseur de leur chair.

J'en viens au deuxième point, à savoir le traitement et la profondeur de ces derniers. Evidemment, mention spéciale pour Bazarov, notre ami nihiliste vite rattrapé par "l'âme slave" et ses déboires : lui qui ne sait plus où donner de la tête se retrouve bien vite submergé par un sentiment amoureux qui l'oppose à ses propres contradictions. Parce que ce ne serait pas drôle de mettre en scène un nihiliste droit dans ses bottes, sorte de Don Juan ayant bien retenu ses tables d'addition (oui, même en Russie, deux et deux font quatre), obnubilé par la science tout en en rejetant les principes et tenant d'une main le flambeau du progrès, de l'autre celui du rejet. Non, ici, Bazarov doute (un peu), se trompe (beaucoup), se ment à lui-même (jusqu'à la fin) sans parvenir à "s'annihiler" complètement : il reste amoureux, il reste détestable et il reste humain.

Enfin, cette finesse d'analyse s'inscrit dans un contexte historique et philosophique tout à fait passionnant. La fin du servage en Russie, c'est la fin de l'ancien monde et le début du nouveau : les "fils" remplacent les "pères", les rationalistes et les nihilistes remplacent les romantiques et pourtant, on se rend bien vite compte qu'on ne va pas très loin en niant, reniant la tradition. Qu'un monde nouveau ne s'élève pas ex nihilo et qu'il porte en lui le poids d'un passé, d'une histoire qui tient aussi bien lieu de fardeau que de prise d'élan. La Russie d'après 1861 (date officielle de l'abolition du servage, même si le roman se déroule en 1859, soit dans le cadre des réformes libérales menées par Alexandre II) n'est certainement pas exempte d'inégalités et elle n'a certainement pas tranché dans le débat qui oppose le monde slave à l'Occident. Si l'histoire ne donne pas raison à Bazarov, "Pères et fils" rend compte, avec brio, d'une période de transition dans la Russie impériale, où tout semble possible.

Véritable genèse des mouvements anarchistes ou même (ce n'est pas mon analyse, mais c'était stipulé dans mon édition) des bolcheviks, le "cas Bazarov" s'inscrit dans un passionnant mouvement de pensée et de contestation parfaitement retranscrit par Tourgueniev.

Bref, c'était un incroyable voyage dans le temps que je ne peux que recommander très chaudement. En plus, comparativement aux pavés de Tolstoï et Dostoïevski, l'ouvrage est vraiment court, donc ce n'est certainement pas la taille qui impressionne. C'est plutôt le propos, complexe dans le fond mais très accessible dans la forme, qui suscite l'admiration !

J'apprécie l'écriture sèche et percutante qui rapproche Tourguéniev d'autres auteurs russes de la même époque. Le récit du passé de Paul Pétrovich au début du livre m'a complètement bouleversé, au point que je pourrais le lire et relire sans jamais me lasser. Mais en plus d'être une démonstration de force stylistique, "Pères et fils" constitue une excellente introduction au nihilisme russe apparaissant à la fin du XIXe siècle. Bazarov, parangon de ce nihilisme poussé à l'extrême, ne croit en rien, ne respecte rien, critique tout. Cette doctrine est plus intéressante que ce que de nombreuses caricatures ont laissé entendre; le refus de l'art, de la croyance, des conventions sociales, pousse à une conduite généralisable pratique et efficace.

Cependant, prôner le rejet de toute chose, tout particulièrement des sentiments et du "romantisme", devient difficile lorsque l'on est soi-même sujet à une passion dévorante. Bazarov sera donc obligé de reconsidérer sa pensée, de l'adoucir même, dans les dernières pages du livre.