La deuxième mort de Marilyn

Oh non !

Se frayant un chemin à travers la foule pressée contre les barrières, Remmi plaça une main en visière au-dessus de ses yeux, rivés sur la façade du Montmort Tower Hotel plongée dans le brouillard.

— C’est pas vrai !

Aux alentours du vingtième étage, elle discernait à travers la brume la silhouette d’une femme en équilibre précaire sur le rebord d’une fenêtre ouverte, tandis que la brise agitait les rideaux dans son dos.

Impossible.

Tout simplement impossible !

Pas alors que Remmi était si proche… à deux doigts, à peine. Non, par pitié !

— Jésus, Marie, Joseph, elle va sauter ! murmura un homme dans sa barbe.

Grand, vêtu d’un épais blouson et d’un bonnet de laine, et portant contre son torse un bébé d’un an emmitouflé dans une combinaison de ski à cagoule, il se signa rapidement par-dessus son enfant. Celui-ci, les joues rougies par le froid, se mit à pleurnicher, mais son père ne sembla pas s’en apercevoir.

Les sirènes hurlèrent tandis que les camions de pompiers et les voitures de police s’accumulaient au pied de cet imposant hôtel de San Francisco, un bâtiment Art déco de béton et de marbre qui avait résisté à des tremblements de terre et à des incendies, survécu aux outrages du temps et aux émeutes, et vu passer des rock stars et des hommes politiques. Tout l’édifice semblait battre au rythme enfiévré des gyrophares. Les gens causaient entre eux au milieu de cette foule grouillante amoncelée aux limites du périmètre de sécurité dans cette rue escarpée de San Francisco.

Perchée sur son rebord, une femme aux cheveux courts, blond platine, en robe rose au genou et talons hauts assortis, se balançait au-dessus du vide, vacillant avec une amplitude qui laissait certains badauds pantelants et arrachait des cris à d’autres.

Ne fais pas ça !

Le cœur au bord des lèvres, le pouls tonnant dans les oreilles, Remmi progressait à travers la foule, contenue par des agents de police et des bandelettes de rubalise jaune tendues à la va-vite au-dessus des barricades. Le soir tombait, et les lumières de la ville clignotaient dans le brouillard de plus en plus épais. Les rues humides luisaient, et la baie semblait presque invisible au bas de la colline escarpée. La plupart des badauds, tête rejetée en arrière, bouche bée et mains sur la poitrine, avaient les yeux braqués sur l’étroit rebord où la femme se balançait si dangereusement.

— C’est affreux. Affreux ! chuchota une femme vêtue d’un bonnet de laine et d’une veste rembourrée.

Elle restait pétrifiée comme chacun d’entre eux, sans pouvoir détourner le regard. Sa main gantée serrait celle d’un gamin constellé de taches de rousseur, une casquette vissée sur ses cheveux bruns en bataille.

— Laissez-moi passer, demanda Remmi en arrivant à proximité des policiers. S’il vous plaît.

— Elle ressemble à Marilyn Monroe, fit remarquer la femme gantée.

— Marilyn qui ? questionna son fils d’une douzaine d’années, aux écouteurs visibles sous sa casquette et au menton parsemé d’acné et de duvet, les yeux rivés vers l’endroit où se tenait la candidate au grand saut.

— C’était une reine de beauté… une actrice dans les années 1950.

— Ah ouais, elle doit être carrément vieille alors.

— Non, non… elle est morte.

Les yeux au ciel, la femme secoua la tête.

— Elle est morte il y a longtemps. Une overdose de somnifères… ou quelque chose comme ça.

Son front se plissa tandis qu’elle tentait de se souvenir.

— Donc c’est pas elle.

— Je sais.

— Juste quelqu’un qui lui ressemble.

Les yeux du gamin étaient rivés sur le rebord au-dessus de sa tête.

— Tu crois qu’elle va vraiment le faire ? Qu’elle va atterrir dans cette fontaine ?

Sa mère secoua la tête.

— J’espère que non. J’espère qu’elle ne va pas… Mon Dieu.

Elle fit à son tour un rapide signe de croix.

— Un sosie peut-être ? suggéra un homme vêtu d’un long manteau qui avait entendu leur conversation.

— Je suppose…, répondit la femme.

— Ce n’est pas la première, dit l’homme en reniflant, comme si la vie de cette femme n’avait aucune importance.

Connard prétentieux.

— Sa tenue… Typique de Marilyn.

La femme hocha doucement la tête, des boucles grisonnantes s’échappant de son bonnet tricoté.

— Mais il y avait un de ses sosies qui était un peu connu. Comment elle s’appelait, déjà ?

Elle claqua des doigts de sa main libre, mais ses gants étouffèrent le son.

— Oh ! j’ai son nom sur le bout de la langue… mais impossible de me le rappeler. Tant pis, ça ne fait rien.

Didi. Elle s’appelle Didi Storm, pensa Remmi, le cœur comme un bloc de glace dans sa poitrine. Et si, ça fait quelque chose ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous pour considérer une femme au bord du suicide comme une simple attraction ?

Le type au long manteau fit une moue incrédule.

— Un sosie de femme morte… depuis longtemps, soit dit en passant… qui va faire le saut de l’ange depuis le Montmort ? C’est insensé.

— Parce qu’il y a des suicides sensés ? répondit la femme du tac au tac, les lèvres légèrement retroussées.